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Leçons (extra) ordinaires

Dans ses Cahiers d'en france, Pierre Sansot raconte un souvenir d'élève resté très vif dans sa mémoire au cours d'un chapitre intitulé « Le maître », dans lequel il écrit aussi quelques pages émouvantes sur la fonction de l'estrade en ce temps­ là, ce temps d'une enfance provinciale des années cinquante, ainsi que sur sa propre expérience d'enseignant. Ces pages se sont aussi imprimées dans ma mémoire depuis que je les ai lues.

 

« Je me souviens d'un professeur de sciences naturelles plutôt sympathique, mais qui s'y était mal pris avec nous. En outre, il zozotait ou encore il se trompait dans les plan­ches anatomiques qu'Il nous présentait ; quoi qu'il en soit, nous prîmes l'habitude de le bombarder avec des sarbacanes. Nous étions enchantés de jouer les indiens et d'exercer notre adresse. Un mardi après-midi où nous étions particulièrement sur­voltés car nous avions eu à composer le matin et en latin et en mathématiques, les boulettes sifflaient dru et, comme nous étions devenus habiles, elles atteignaient notre professeur dans une proportion élevée. Tout à coup, il se colla au tableau, bras et jambes écartées, dans une posture extatique. De toute évidence, il ne cherchait pas à nous désarmer en faisant le pitre et il n'avait pas perdu la raison, il s'offrait avec jouissance à nos coups.

[...l Ce même enseignant avait la charge de tous les règnes de la nature, y compris celui du règne animal. C'est pourquoi il nous emmenait parfois dans les environs de Nice. C'était le mois d'avril et nous nous étions rendus à Saint-Pierre ­de-Féric, au milieu des oliviers qui tremblaient dans la lumière du printemps. Il nous apprenait à distinguer les pierres, les roches. Nous nous étions arrêtés, les uns pour souffler, les autres pour goûter. L'un d'entre nous, d'une manière mécanique, avait expédié une pierre devant lui, une pierre aussi tranchante que cette lumière vive, sans faiblesse, que ces arbres dans leur jeune vigueur. Un autre de mes cama­rades l'imita et, dans une sorte de mirage, nous ressentions l'approche possible d'une lapidation. Nous étions victimes d'une hallucination collective : nous revivions à tra­vers ce jardin des oliviers la scène de l'estrade qui nous avait si vivement marqués. Notre professeur, un homme encore jeune, au visage tourmenté, éclairé du dedans, aux gestes inspirés, élevait devant nous une roche à la façon d'une hostie, il la por­tait à la lumière, à mi-hauteur des oliviers. Son intelligence, sa grâce juvénile, son geste quasi rituel risquaient de précipiter notre désir de meurtrir et de fragmenter une silhouette déjà éclatée. Serions-nous passés à l'acte qu'il ne se serait pas dérobé, que là encore, comme sur l'estrade, il se serait offert en victime au sacrifice, qu'il aurait peut-être déchiré ses vêtements pour que l'offrande soit plus totale. Nous étions au bord du drame. Dans un dernier sursaut, nous partîmes en courant, dévalant la pente en direction de Nice au risque de nous faire écraser, et, rendus au lycée Masséna, nous nous enfermâmes dans la première permanence libre.

Notre professeur avait cru que nous avions voulus « sécher » ces sortes de tra­vaux pratiques à l'air libre pour aller au cinéma ou pour  rejoindre de petites amies ou tout simplement pour nous dorer sur la promenade des Anglais. Il revint au lycée ; il conta sa mésaventure au censeur qui fut étonné de nous trouver aussi sage­ment assis dans une permanence. Nous en avions encore le souffle coupé. Nous étions livides. Pas un mot devant les remontrances et les demandes d'explication. Quand on a échappé de justesse au désir de tuer, on n'est plus le même ».

Écoutons maintenant Serge Boimare mettre en scène dans son ouvrage L'Enfant et la Peur d'apprendre la leçon de musique d'un célèbre élève de la Grèce antique qui pourrait être Héraclès. Le professeur, Linos, est assez jeune, vingt-cinq ans peut-être, pas très grand, plutôt timide, peu sûr de son autorité face à un élève bouillant, et inquiet sur la portée de ses conseils quand ce dernier fait des erreurs

« L'élève, qui apparemment n'aime pas cette atmosphère doucereuse, s'appelle Héra­clès. Il n'a que treize ans mais il est déjà plus grand que son professeur, il le dépasse d'une tête. Il est musclé, fort, il bouge beaucoup sur son siège qui parait trop petit pour lui. De plus cette agitation redouble à chaque fois que Linos lui explique quel­que chose. Au lieu d'écouter les conseils, d'en tirer profit pour rectifier ses mala­dresses, Héraclès paraît ne rien entendre et s'enferrer davantage dans ses erreurs. Plus Linos lui donne des explications, plus son esprit semble se fermer, plus son corps semble se nouer. En fait Héraclès n'écoute plus du tout ce qui lui est dit, il n'entend que le son de la voix de Linos qui l'irrite profondément et il pense en lui­même: « Ce type m'énerve, pourquoi est-ce qu'il me parle de si près, il me prend pour une gonzesse ou quoi, ce n'est pas avec de telles manières qu'il va me com­mander. »

Le malentendu inhérent au lien didactique s'installe. Plus le professeur veut bien faire, plus l'élève se braque. Il va essayer de changer de méthode, montrer plus de fermeté, hausser la voix et, devant la mauvaise volonté d'Héraclès, lui imposer de faire les gestes requis par l'instrument : « Exemple à l'appui, il lui montre com­ment il devrait davantage casser le poignet. » Mais Héraclès ne l'entend pas de cette oreille et se rebelle, « il n'en a rien à foutre ».

Cette fois le contexte est différent, l'élève Héraclès est hostile, il s'oppose ouverte­ment, de plus il est quasiment grossier. Il a dit qu'il n'avait rien à foutre de la musi­calité. Faut-il arrêter là la leçon? Est-ce une provocation qui coupe définitivement le lien entre le maître et son élève? Faut-il se mettre en colère tout de suite, être exces­sivement autoritaire? Demander une réparation, punir, prévenir les parents? Ou bien faut-il chercher à renouer le dialogue avec patience, tenter une nouvelle expli­cation, avoir de l'humour? Faut-il faire semblant de n'avoir pas entendu, de n'avoir pas compris? Linos n'a pas plus de trois secondes pour faire son choix.
 Trois secondes
cela ne fait pas beaucoup, mais c'est encore trop car de toute façon il n'est plus maître de lui, il a perdu son sang-froid. [... Avec mépris,] il dit à son élève qu'il est un petit prétentieux, qu'il ne connaît rien à la musique et qu'il ne viendra plus donner de leçon et perdre son temps avec quelqu'un qui croit tout savoir.
On s'achemine inéluctablement vers un passage à l'acte, vers une rupture du ­lien didactique. Tous les signes avant-coureurs sont présents. L'exaspération du professeur est à son comble et il ne peut plus se retenir d'humilier son élève :Il a frappé fort, il pense que cette réflexion va permettre à Héraclès de saisir la mesure de son insolence et peut-être même l'amener à se repentir. La réponse ne se fait pas attendre : « Tes leçons sont pourries, tu peux te les garder, tu ne sais rien expliquer, je suis bien content que tu me fiches la paix, avec toi de toute façon je n'apprendrai rien et tes manières de pédé m'agacent. »
Linos comprend cette fois que l'attaque d'Héraclès dépasse le cadre de la péda­
gogie, va au-delà d'une remise en cause de son rôle pour atteindre sa personne et son identité. Il ne peut pas le supporter, il est rouge de colère, il ne parle plus haut et fort mais il crie véritablement, traite Héraclès de mal élevé, de bon à rien qui n'arrivera jamais à avoir de responsabilités dans la vie.
Héraclès se lève, il est blanc, menaçant, regarde Linos droit dans les yeux et le traite cette fois d'enculé. Linos gifle Héraclès et lui dit qu'il n'est qu'un sale bâtard. Héraclès se baisse, prend la lyre qui était sur le sol, en assène un coup terrible sur la tète de son professeur qui tombe en arrière de tout son long; il a été tué sur le coup".

À la suite de ces deux extraits, j'évoquerai maintenant la pièce d'Eugène Ionesco, « La leçon », dans laquelle l'élève à force d'être insatisfaisante finit par être tuée par le professeur. Dans cette pièce, nous comprenons très vite qu'il ne s'agit pas d'une « première » pour le professeur : ce n'est pas la première élève à se révéler insatis­faisante; quand la pièce commence, c'est même la quarantième de la série du jour qui tente, en toute innocence, d'atteindre cet impossible objectif : satisfaire le pro­fesseur. Dans cette leçon particulière, les élèves se succèdent, les quarante ne sont pas présentes en même temps. Cela permet au professeur d'espérer encore après chaque échec que l'élève suivante pourra enfin se montrer docile et apprendre comme il le souhaiterait. Nous, spectateurs, nous savons que l'issue ne peut être que fatale. Ces deux-là ne se rencontreront jamais. L'élève est progressivement disqualifiée tout au long de la pièce. Elle devient une pauvre petite chose sous

l'emprise grandissante du professeur jusqu'à ce qu'il la fasse disparaître complète­ment. L'accomplissement de l'acte meurtrier l'apaisera pendant quelques instants, mais l'apaisement sera de courte durée. D'ailleurs il ne reconnaît déjà plus son acte « Ce n'est pas ma faute, elle ne voulait pas apprendre, c'était une mauvaise élève, ce n'est pas moi. » Et la compulsion reprendra le dessus : il y en aura bien une, un jour, qui arrivera à le satisfaire.

Des leçons « extraordinaires », exceptionnelles même, de ces leçons particulières qui n'ont pas cours dans la vie de tous les jours. Sans doute; la magie de l'écriture a conduit Pierre Sansot vers un récit quasi mythique de ses souvenirs d'enfance, Serge Boimare a quelque peu trahi le mythe d'Héraclès - il nous en avertit lui-même dans son ouvrage : « les dialogues sont de mon cru » - et Eugène Ionesco a dramatisé avec génie sa leçon pour le plaisir de la représentation théâtrale,

Et pourtant ! Des histoires extraordinaires, j'en entends semaine après semaine dans les récits d'enseignants qui sont apportés dans les groupes d'analyses des pra­tiques où ils évoquent les situations limites qu'ils sont amenés à vivre dans leurs classes ordinaires ou encore ces moments particuliers d'enseignement qui portent l'ordinaire de leur métier à ses limites. Ces situations qui flirtent autour de fan­tasmes de vie et de mort.

Ainsi, je peux évoquer Jean-Bernard, cet instituteur débutant, qui voulait telle­ment faire mieux qu'il ne pensait faire; voilà qu'un beau jour, il s'est laissé aller à don­ner « une toute petite gifle » à Aïcha, un matin de classe ordinaire, pour l'avoir vue faire pleurer un petit garçon dans la cour de récréation - c'est ce qu'il nous raconte. Et aussi, qu'au moment où il prend des photos de chaque élève en fin d'année, lorsque vient le tour d'Aïcha, il n'appuie pas sur le déclic, il fait juste semblant; il est mortifié de nous raconter cet épisode. Il nous dit: « je n'ai pas pu me réconcilier. » Nous, on se dit : que fait-il disparaître ou mourir un peu? Et il aimerait qu'on l'éclaire sur cet acte qui reste énigmatique pour lui.

Je pense aussi à Isabelle, professeur d'histoire et géographie débutante, qui, parce qu'un élève s'agitait trop pendant une projection de film, veut le faire sortir de la classe, prend sa trousse et la jette dans le couloir en lui disant d'aller rejoindre sa trousse. J'entends encore son émotion quand, tout en le découvrant, elle nous dit « je l'ai traité comme un chien. » Ce potentiel de violence qui est en elle, elle ne le supporte pas, elle n'a pas envie de le reconnaître comme lui appartenant.

Je me souviens de cet autre jeune professeur de mathématiques qui, dès qu'il avait le dos tourné pour écrire au tableau, sentait avec terreur des compas siffler autour de ses oreilles.

Je revois Sylvie à qui Sam dit qu'il va « lui péter les dents » et qui ne peut déta­cher son regard de la demande implorante de cet élève qu'elle ressent comme une sorte de miroir de sa propre souffrance; oui, elle a porté plainte contre lui, à la demande du proviseur, et non, quand elle était petite et battue par son propre père, elle, elle n'a jamais porté plainte.

Depuis que Didier Anzieu et René Kaës ont dessiné les contours de la fantas­matique sous-jacente à l'acte de formation - nous étions dans les années soixante­ dix - nous savons tout cela, mais je constate que nous ne voulons rien en savoir. La recherche, malgré l'effort et la persévérance d'un certain nombre de chercheurs, n'a pas assez avancé sur ces questions et dans le même temps, la formation et l'accom­pagnement des enseignants restent inopérants vis-à-vis de ces phénomènes.

Pour ma part, je propose l'hypothèse que la situation d'enseignement expose les partenaires du lien didactique à une coexcitation réciproque de leur sadomasochisme, dans l'intimité du champ clos de la classe. Mes travaux s'attachent à décrire l'écolo­gie spécifique de l'espace d'enseignement liée aux caractéristiques de la situation, dans laquelle viennent se décliner avec plus ou moins de force les profils de person­nalité des uns et des autres, enseignants et enseignés. J'ai ainsi souligné que de petites fluctuations à l'intérieur des psychismes en interaction peuvent se renvoyer en écho et se mettre en résonance dans l'espace d'enseignement; les acteurs du « drame » peuvent ainsi très rapidement être conduits à la rupture du lien didactique institué qui les a réunis dans cette rencontre si particulière que constitue l'acte d'enseigner. J'ai la conviction que le tissu de cet espace est extrêmement vulnérable aux petites variations du climat psychique et qu'il peut venir à « craquer » à tout moment : les actes de violence de part et d'autre sont à chaque instant possibles. D'autant plus aujourd'hui, où, dans l'environnement de ce système restreint de la classe, les repères s'effondrent, les fonctions contenantes des institutions alentour, comme la famille pour ne prendre que cet exemple, s'estompent et que la quête du plaisir immédiat pour chacun/e semble à portée de mains pour tous/tes. Ainsi, les enseignants ont le sentiment d'être envoyés au front d'une guerre larvée, qui ne dit pas son nom. Ils se demandent où et avec qui parler pour penser cet état de guerre afin de l'endiguer, quand il semble devoir durer et se propager sans obstacle'.

Je ne crois pas qu'on puisse continuer à laisser les enseignants qui débutent s'affronter seuls à ces découvertes et faire face à ces irruptions inévitables, quasi structurales, Je les ai trop entendus arriver dans ce métier avec des envies géné­reuses, sûrs de pouvoir se montrer bienveillants avec leurs élèves, et surtout non violents, ne voulant en aucun cas ressembler à ce qu'ils croient percevoir de leurs aînés, comme une sorte de mort annoncée dans un « corps » enfermé dans l'isole­ment et la routine. Je dis qu'il faut les accompagner pour qu'ils puissent métaboli­ser cette part d'eux qui va être immanquablement réveillée, mise sous tension dans la rencontre avec ces élèves qui leur sont si étrangers. Je les ai vus et entendus ne pas accepter cette part d'ombre et vouloir devenir des professeurs « gentils » avec des élèves qui eux aussi deviendraient plus « gentils », alors que nous, nous savons qu'il faudra bien qu'ils négocient avec le versant obscur de leur identité profes­sionnelle, pour survivre à ces épreuves traumatiques des premières rencontres, sous peine de se décourager ou de vivre très inconfortablement ce métier; qu'il faudra bien qu'ils arrivent à lier en eux leur composante altruiste avec leur compo­sante sadique pour stabiliser leur moi professionnel; que refouler cette composante sadique qu'ils ne peuvent reconnaître comme leur appartenant peut les conduire à la catastrophe.

Alors oui, il faut tuer un élève : l'élève « merveilleux » en nous, celui pour lequel nous rêvons d'enseigner et qui nous empêche de voir nos élèves, ceux d'aujourd'hui qui, ainsi, ne peuvent que nous décevoir; oui, il faut aussi tuer un enseignant, cet enseignant « idéal » que nous aimerions tant mettre en scène à notre place. Des meurtres nécessaires ceux-là, des meurtres imaginaires, pour pouvoir enfin rencon­trer les élèves de la réalité tels qu'en eux-mêmes et pour habiter vraiment l'ensei­gnant concret qu'il nous est possible de devenir.


 

Claudine BLANCHARD-LAVILLE Université de Nanterre, Paris X

Le télémaque, n°24, Descriptions de l'ordinaire des classes, Presses Universitaires de Caen