retour
La « constante macabre »

 

I'évaluation dans la culture scolaire tradition­nelle est liée beaucoup plus à la connais­sance du programme qu'à la certification des aptitudes, et repose sur un état d'esprit qu'André Antibi, dans un article de sa thèse, parue en 1988 (1), a défini par l'expression de « constante macabre ».

 

Supposons que trois contrôles se succèdent dans une discipline sans note inférieure à 12/20, la men­talité de la « constante macabre » ferait dire à propos du premier contrôle . « il s'agit d'un accident », à propos du second, « le prof est démagogue et laxiste », et à propos du troisième : « qu'est-ce qui va se passer, l'année prochaine pour ces pauvres élèves ?... ». Il ne viendrait pas à l'idée de personne de penser que les élèves sont bons et ont tiré un profit normal de leurs études.

La « constante macabre » peut se définir comme le pourcentage d'élèves qui doivent se trouver en situa­tion d'échec pour que l'enseignant ait l'impression qu'il fait bien son travail. A bien y réfléchir, toute l'évaluation traditionnelle repose sur la nécessité, considérée comme fatale, de ce pourcentage d'élèves. La fameuse notion de « moyenne » qui règne si impé­rativement dans tout notre système d'enseignement et d'évaluation n'a pas d'autre fondement que l'existence de cette « constante macabre ». La moyenne devient le nécessaire critère de partage entre bons, moyens et mauvais élèves. Alors que rien n'implique, en soi, que des élèves soient condamnés à avoir des notes infé­rieures à 10, que toute notre ambition devrait tendre, au contraire, à ce que nos élèves soient en position de réussite (avec des notes donc supérieures à 10), la moyenne est considérée, dans l'inconscient collectif du monde enseignant, comme une réalité presque métaphysique. Pour qu'il y ait de bons élèves (grati­fication suprême du professeur), il faut qu'il y en ait de moyens et de mauvais. On a même traduit le phénomène, que l'on veut croire objectif, dans des instruments d'apparence scientifique, comme la célè­bre courbe de Gauss. Cette fameuse courbe en cloche, qui ne fait qu'exprimer la réalité que l'on fabrique, devient, dans les esprits comme une vérité scientifi­que vers laquelle notre notation doit tendre. Beau cercle vicieux et belle illustration de la « constante macabre» ! Relèvent du même état d'esprit tous les commentaires que l'on entend sur les résultats du Baccalauréat. Quand le taux de réussite dépasse ce pourcentage, tout le beau monde de l'enseignement, Société des Agrégés en tête, pousse des cris d'orfraie, dénonçant le laxisme des examinateurs et prétendant à qui mieux mieux que l'on brade le fameux diplôme.

La façon dont, le plus souvent, les enseignants conçoivent leurs épreuves de contrôle est tout aussi révélatrice de cette « constante macabre ». Il faut toujours éviter que des élèves « normaux » puissent répondre à toutes les questions posées qui seraient alors des « questions-cadeaux ». Il en faut, certes, mais il en faut aussi de plus difficiles et d'autres qui soient des questions-pièges pour surdoués. Ainsi l'éventail permettra de retrouver la répartition autour de la moyenne et la courbe de Gauss, et ainsi se perpétuera « la constante macabre ».

 

Quand donc l'enseignant considérera-t-il comme normal que l'ensemble de ses élèves puisse répondre de façon satisfaisante aux questions posées ? Quand donc fera-t-il de cette réussite générale le critère de la qualité de son enseignement ? Quand donc acceptera-t-il de poser, lors d'un contrôle N, la moitié  des questions posées au contrôle N - 1, de façon à s'appuyer sur un acquis, à motiver ses élèves et à les aider à se construire dans la réussite ? Quand donc rompra-t-il avec la logique binaire du « on sait » ou « on ne sait pas » pour lui substituer la croyance au « on sait toujours quelque chose » ? Le vrai laxisme, ce n'est pas l'abondance de bonnes notes, c'est au contraire l'abondance des mauvaises, c'est l'accepta­tion des mauvais résultats comme une fatalité iné­luctable. En fait, trop d'enseignants n'en finissent pas de se servir de la notation comme d'un pouvoir pour se protéger, se rassurer, se justifier, voire se venger.

 

Il ne servirait à rien de modifier les contenus ; si cet état d'esprit ne change pas, estiment certains, rien ne changera.

 

Sans doute, mais beaucoup considèrent que le changement de mentalité dans l'évaluation va de pair avec un changement d'état d'esprit dans la conception même des programmes et de leurs contenus et qu'il faut donc mener les deux réflexions en même temps.

 

Nos programmes sont trop chargés. Leur encyclo­pédisme déforme plus qu'il ne forme. Nos élèves travaillent trop, mais ne savent pas travailler, car on ne leur apprend pas les techniques du travail intellec­tuel. De tout ce qui a été ingurgité, presque rien ne reste et presque rien de vraiment opératoire. Nous passons des heures à enseigner le solfège et l'histoire de la musique, mais ne donnons pas à nos élèves le goût de la musique. Nous les initions à toutes les subtilités de la grammaire des langues étrangères, mais ils ne savent pas parler et communiquer. Nous considérons la connaissance de Racine et de Corneille comme indispensable à la culture de nos élèves, mais, à la sortie du lycée, ils n'ont plus envie de lire. Les manuels de philosophie sont énormes et passent en revue toutes les théories et toutes les doctrines, mais nous n'apprenons pas à nos élèves à se poser des questions sur leurs propres choix de vie, sur les valeurs qu'ils souhaitent défendre, sur les responsa­bilités morales et sociales qu'ils désirent assumer.

 

L'École manque à son rôle éducatif. Il ne s'agit pas d'enseigner « toujours plus », mais bien - comme on l'a dit, mais comme on ne le fait pas - « d'enseigner autrement ». Il faut délibérément alléger les pro­grammes et libérer les enseignants de leur contrainte (qu'elle soit réelle ou imaginaire). L'important, c'est bien d'apprendre à apprendre, d'accompagner l'élève dans la construction de son devoir, de lui fournir des outils méthodologiques, de lui apprendre à travailler sur documents à devenir autonome, en un mot à devenir réellement « cultivé ».

 

A côté du cours magistral, qui, en dépit de tous les faux semblants (art de la maïeutique, habileté de la parole, dialogue pipé, méthodes prétendument acti­ves...) demeure le modèle unique de référence, il faut prévoir :

- le temps de l'information;

- le temps de la documentation;

- le temps de la découverte de l'extérieur;

- le temps de la recherche et du tâtonnement;

- le temps de la maturation;

- le temps de l'assimilation;

- le temps de l'évaluation (autoévaluation et évalua­tion formative).          -

Tous ces temps doivent être ménagés dans le cadre d'un dialogue permanent entre l'enseignant et l'élève et d'une relation d'aide, et non de pouvoir. Peu importe que l'élève sache.moins de choses s'il les sait bien, et surtout s'il a acquis les mécanismes intellec­tuels qui lui permettront d'être curieux, de savoir penser, d'être capable de s'adapter, de continuer à se former et d'agir.

 

Texte paru dans Éducation et Devenir 1989.

 

(1) a Étude sur l'enseignement de la notion de limite ; réylexioru propositions » (Université, Paul Sabalier - Toulouse).