Retour L'école contre l'exclusion,
André Hussenet, Directeur de l'institut National de Recherche Pédagogique, Discours d'ouverture: p.10 : S'interroger sur le "rôle propre de l'école dans le processus d'exclusion. J'utilise le terme processus, car c'est comme tel que doit être considérée l'exclusion et non comme un état." "Aucune éducation ni formation ne sont fondées sur la tricherie ou le faux-semblant."
Julien Cohen-Solal, Pédiatre : "Enfant, école et famille face au civisme": p.13 "...1'éducation au sens politique du terme est peut-être le problème principal de l'évolution sociale." p.19 : "Sylvain Bonnet, dans ce magnifique ouvrage sorti en septembre dernier et intitulé Profs, souligne qu'un enfant en échec scolaire est en quelque sorte un enfant battu." p. 21 : "En tout état de cause, le civisme ne peut pas être enseigné au sens strict du terme; on en parle, on le montre, on le vit. C'est bien au travers des exemples, au sein de la famille, ou à l'école, que l'enfant pourra apprendre des choses."
Marie-Danielle Pierrelée, Chef d'établissement, "Peut-on enseigner la citoyenneté et le civisme ?": p.2-1: "...les savoir-être par lesquels les valeurs se mettent en pratique ne sont pas du domaine strict des connaissances. Il ne suffit pas de connaître les valeurs pour les concrétiser dans ses comportements. Or c'est bien de cela dont il s'agit, non de connaissances livresques, à régurgiter à la demande, mais d'attitudes incorporées, à mettre en oeuvre dans n'importe quel contexte." p.25: "C'est ainsi que nous pouvons dire que nous enseignons ce que nous sommes plus que ce que nous disons." p.31: "A travers tout cela, ces milliers de regards qui s'échangent chaque jour, ces petits mots assassins trop vite oubliés par leurs auteurs, l'école propose aux élèves de mettre en pratique un certain nombre d'attitudes: elle valorise essentiellement des attitudes de conformité, de soumission aux adultes, et cela même avant de valoriser l'accès au savoir, ce qui ne manque pas de jeter la confusion dans l'esprit d'un certain nombre d'enfants. Pour beaucoup d'enfants, l'idée est acquise que l'école demande plutôt de dormir tranquillement que de travailler avec son voisin. Elle ne valorise ni l'esprit d'initiative, ni la prise mesurée de risques, ni la prise en compte de l'intérêt général." p. 35; "Pour notre part, nous avons pu expérimenter, dans le cadre de l'Auto-ECOLE, que des jeunes, déjà très enfermés dans la marginalité, pouvaient profondément modifier leur système de valeurs. Et cela, toujours selon le même schéma. D'abord en s'extrayant de la fausse unanimité du "on" de la bande. Pour cela, ils ont besoin de trouver face à eux des adultes qui les différencient, qui s'adressent à chacun en particulier et qui acceptent de voir, derrrière la bande de petits casseurs, Jérôme, l'artiste hypersensible, Djamel, le roi de l'organisation, Moussa, le bricoleur de génie; de voir des individus singuliers, porteurs de richesses particulières. C'est ce regard qui permet à chacun de commencer à se vivre comme une personne, avec son identité, sa propre histoire à assumer et à construire. Ainsi s'opère le passage du "on" au "je"; ainsi se construit la liberté. Sortir du conformisme de façade, c'est passer par une phase d'individualisation qui peut mener droit à l'individualisme, chacun essayant de défendre au plus près ses intérêts. Comme elle a permis le passage du "on" au "je", là encore, c'est l'éducation qui va opérer une nouvelle transition, celle du "je" au "nous". Cela va s'effectuer par l'acceptation de l'expression des désaccords, par le règlement public des conflits, par l'émergence et la mise en oeuvre de valeurs plus larges qui vont permettre de trancher; non pas dans l'intérêt immédiat d'une des parties, mais dans l'intérêt de tous à plus long terme." p. 36: "Ce passage (d'anciennes à de nouvelles valeurs), particulièrement visible avec des jeunes souvent violents, ne s'adresse pas qu'à eux. Si nous avons tellement de problèmes aujourd'hui dans bon nombre d'établissements, c'est sans doute parce qu'un noyau de jeunes veut assurer son pouvoir contre l'institution pour gagner des galons dans la rue; c'est tout autant, sinon plus, parce que la masse des élèves n'est pas sortie de l'anonymat et se laisse manipuler. Si nous voulons assurer la transmission des valeurs, nous devons mettre en oeuvre la même démarche à tous les échelons, dès la maternelle, à l'école primaire, au collège; et proposer à chaque enfant: -une reconnaissance de son individualité et la possibilité de vivre son identité. -la valorisation liée à sa contribution à une construction collective." p. 37 "...-ouvrir des espaces de gestion des conflits" p. 38: -Ma conviction est aujourd'hui que l'organisation par classes des écoles où l'anonymat est la règle est un obstacle majeur au développement d'une école citoyenne. (...) D'où l'idée d'une école sans classes au sens où on l'entend en ce moment, mais qui ferait évoluer les enfants et les adolescents dans trois types de groupe à l'intérieur même d'une école unique. Chaque élève relèverait en premier lieu d'un groupe-pivot. (...) Dans ce lieu, on fait son travail personnel, (...) on a l'occasion de s'entraider, de s'épauler mutuellement. C'est le lieu où on peut exister comme une personne, dire ses peurs et ses plaisirs, partager... Dans ce groupe, le professeur est d'abord un adulte qui aide les enfants à grandir(...) Chaque jour, l'élève fréquenterait plusieurs groupes d'apprentissage. (...) la finalité est l'acquisition de nouvelles connaissances. (...) Dernier mode de regroupement : les groupes-projets.(...) Les projets qui peuvent être techniques, culturels, artistiques, humanitaires, auront des destinataires extérieurs au groupe qui les produit. (...) Les professeurs de ces groupes seront des citoyens, désireux d'introduire les enfants dans la complexité du monde, de leur faire expérimenter leur capacité d'action et de leur offrir des occasions de valorisation aux yeux de la société."
Jacques Billard, Maître de conférence: philosophie, Paris-I, "Enseigner le civisme et la citoyenneté": p. 50-51: Différence à faire avec "moralisation" du siècle précédent, qui "n'enseigne que l'hypocrisie" et avec des actions qui "simulent une sorte de démocratie, comme de procéder à des élections," (etc.) mais qui ne sont jamais que des "simulations" et ne concernent que des "opérations ponctuelles". p. 52: Différence avec socialisation. "On peut en effet regrouper sous le terme de socialisation toutes les procédures pédagogiques qui n'ont en vue qu'un certain réglage social, comme l'ouverture à autrui, la tolérance, le respect mutuel, le sens de la responsabilité, etc. Souvent aussi on trouve une pratique de l'élection scolaire et l'imposition de la règle de la majorité dans laquelle on croit discerner un apprentissage de la démocratie, etc." (...) La socialisation qui consiste dans le respect d'un certain modus vivendi permettant la coexistence avec autrui, n'est pas en soi une marche vers la citoyenneté et le civisme. (...) La socialisation se trouve assez facilement au terme d'un calcul d'économie. Ne pas empiéter sur les droits d'autrui est le plus souvent moins coûteux que l'inverse car nier ses droits expose à une action en retour de sa part et même à une action en retour appuyée de la toute puissance de la société. Ainsi, respecter, par exemple, la propriété est pour chacun, personnellement, la manière la plus économique de vivre. (...) La socialisation est ainsi la mise en oeuvre de nombreuses valeurs de cette sorte, mais elle est une mise en oeuvre comme s'il ne s'agissait pas de valeurs, mais seulement de calculs en quelque sorte optimisés. Il vaut mieux faire ceci et éviter cela car l'ensemble coûte moins cher et rapporte davantage." p. 54: A propos de la politesse: "La maîtrise de soi est ainsi le premier pas vers des rapports sociaux fondés sur autre chose que sur la réaction immédiate. Il ne s'agit que d'arrêter son instinct premier, ne serait-ce que pour examiner s'il faut lui céder ou non, et pourquoi." p. 55: "Retenons donc ce premier enseignement: rien n'est possible tant qu'on n'est pas maître de soi. Cependant, cette maîtrise n'est qu'un premier pas. On peut l'appeler socialisation, et elle permet, comme on l'a dit, de reconnaître l'existence d'autrui comme un fait et de se coordonner aux autres. Mais tout cela est affaire mécanique et forcée et ne relève que du conditionnement ou du calcul d'intérêt. Rien de plus. Mais c'est déjà beaucoup. Et quand on en est là, le principal est fait car le reste est relativement facile à obtenir. Le reste, c'est la morale civique, et d'abord la citoyenneté. Et si l'on est maître de soi, la raison peut parler. Elle sera entendue." p. 57: A propos des "résistances à la citoyenneté": La difficulté d'être citoyen a deux causes. "La première (...) vient de l'incapacité à maîtriser ses impulsions. Il faut apprendre à le faire. C'est une question de discipline et donc une question d'éducation. La seconde cause est moins évidente. Elle est pourtant bien plus importante. Elle vient de l'appartenance à des communautés fermées sur elles-mêmes. (...)" . Appartenances utiles et nécessaires (famille, syndicat, club sportif, parti politique, région, village, quartier, clan, tribu...) "Cette situation d'appartenance multiple est légitime, mais une première remarque qu'on peut faire, c'est qu'aucun de ces groupements n'est fondé à se dire le seul valable, le seul auquel il conviendrait de se consacrer exclusivement." p.58: Mais "tout groupement se porte volontiers comme exclusif de tout autre. Tous cherchent plus ou moins à ignorer les autres appartenances. On le voit bien dans certains groupements comme les bandes de jeunes, mais aussi comme les associations d'anciens élèves et groupements du même genre qui exigent souvent qu'on renonce à son passé et à ses autres attaches. On le voit bien dans l'imposition de rites initiatiques, comme les "bizutages" dont la fonction est de créer une différence d'avec le reste du monde et une sorte d'affirmation de la supériorité qu'on tirera, à titre personnel, de l'appartenance à ce groupe." p. 58-59: "On trouve alors qu'il y a trois groupements possibles, qui recoupent ceux que Hegel voit, dans ses Principes de la philosophie du' droit: la famille, la société civile, et ce qu'on peut appeler, au sens large, l'État." "- Le caractère propre du lien familial, c'est l'affectivité." (Famille, mais aussi clan, bande, l'Église...) - Le caractère propre du lien social, celui de la société civile, c'est l'intérêt. (...) Toute la société civile, qui est le monde de la production et des échanges et qu'il ne faut surtout pas confondre avec l'État, fonctionne sur ce schéma. On peut l'appeler pragmatique parce que le seul critère qui vaille, en ce domaine, c'est le succès. - L'état (ou la république) détermine, en revanche, une tout autre réalité où le lien n'est ni affectif, ni pragmatique (...), mais rationnel. Ici, rationnel - qu'il faut absolument distinguer de son sens trivial de calculateur - signifie qu'on devient capable de se guider non plus seulement par le sentiment, non plus seulement selon son intérêt, mais selon des principes; et des principes dont on aperçoit personnellement la validité." p. 60-61 : "Le sentiment est un guide suffisant dans le premier cas et rechercher son intérêt est à la portée de la plupart pour le second cas. En revanche, le troisième cas réclame une véritable éducation, une éducation à la citoyenneté, justement. Mais surtout, ce qui réclame une éducation, c'est de savoir vivre ensemble ces trois types d'appartenance." "On peut (...) suggérer l'hypothèse que ce qui fait l'incivisme ne vient pas d'une improbable méchanceté de la nature humaine, mais de l'importance exclusive ou trop prégnante d'une des deux premières formes au point d'empêcher la construction de la troisième. Sans éducation spécifique, c'est-à-dire sans la construction du lien rationnel, on ne peut que tenter d'avoir avec l'Etat un rapport soit affectif, soit fondé sur l'intérêt. Or ces deux rapports légitimes en leur plan, sont faux concernant l'Etat. Ou bien le rapport affectif n'est pas possible ou du moins pas satisfaisant, ou bien il devient une variante du nationalisme, variante dangereuse car elle est celle qui mène au racisme et à la xénophobie." "Le problème de l'incivisme se ramène donc à l'absence de construction du lien rationnel."
André Giordan, Laboratoire de didactique et d'épistémologie des sciences, université de Genève, "Sciences, enseignement scientifique et exclusion": A propos des "défis" de notre époque, p; 70: "(...) le défi épistémologique est incontournable. "Il faut changer nos neurones!" aurai-je envie de dire. (...) Nous devons nous forger de nouvelles représentations du monde. Les termes binaires de vrai ou de faux doivent être abandonnés, ainsi que l'association simple d'une cause à un effet. Nous devons savoir gérer plusieurs paramètres ainsi que leur rétroaction. Dans cette approche de la complexité nécessaire pour des raisons tant professionnelles que personnelles ou de citoyenneté, le savoir scientifique peut et doit nous aider en nous offrant une nouvelle manière de penser." p.73: "La seule activité importante à promouvoir en éducation est celle du cerveau." "Apprendre, processus de transformation- Apprendre est d'abord le résultat d'un processus de transformation d'idées." p. 73-74: "...un élément primordial. L'importance de la médiation, mais d'une médiation multiple, que les modèles constructivistes ont toujours minimisée. On ne peut pas attendre la seule maturation de l'enfant. La simple activité ou le simple conflit cognitif ne sont pas suffisants. Bien sûr, seul, l'élève peut élaborer son savoir, personne ne peut le faire à sa place. Mais il ne peut pas non plus l'élaborer tout seul. L'enseignant ou l'équipe d'enseignants, doit interférer avec lui." p.75-76 : (Le professeur devient "l'organisateur des conditions de l'apprendre"). "A travers mes propos, on peut voir combien le métier d'enseignant devient un métier sinon impossible, du moins très complexe! Seul un professionnel possédant des outils et des ressources peut l'exercer. Mais lui-même doit également transformer ses conceptions sur ce que signifie enseigner ainsi que sur la fonction même de l'enseignant. Tout d'abord, il doit renoncer à trouver une panacée. La gestion mentale, le programme neurolinguistique, la pédagogie active sont des moments d'enseignement, pas des solutions. Pour le sida, on parle de trithérapie. En matière d'éducation, c'est une multithérapie qu'il faut dispenser. L'enseignant doit savoir mettre en scène un coktail de paramètres. Ils sont nombreux et doivent pouvoir entrer en interaction. Il doit aussi savoir les doser de façon qu'ils perturbent sans totalement déstabiliser et accompagnent sans tout à fait prendre en charge." p.76-77: "Jusqu'à présent, l'enseignant était un simple distributeur du savoir. Il avait fait son "boulot" quand il avait dit ou montré. Dans cette nouvelle acception de la profession, l'enseignant devient l'organisateur des conditions de l'apprentissage. Ses tâches se situent plutôt en amont. Elles consistent à interpeller l'élève de manière qu'il se sente concerné et, de ce fait, qu'il ait envie d'apprendre. Elles sont également d'encourager à l'effort que nécessite tout apprentissage. Partir du jeune, ce n'est pas y rester. L'enseignant doit constamment proposer un projet éducatif." p.78: "Pourquoi vouloir faire de tous de petits scientifiques? Seule une dizaine de milliers d'individus le deviendront, alors que les sciences concernent tout le monde (... ) pour des raisons diverses. (...) je pense que la priorité n'est plus d'enseigner les sciences, mais, au travers des sciences et des techniques, d'introduire chez l'apprenant une disponibilité, une ouverture sur les savoirs, une curiosité d'aller vers ce qui n'est pas évident ou familier. L'attitude de l'apprenant face à ces domaines est plus importante que les connaissances factuelles qu'il pourrait engranger. Celles-ci deviennent vite obsolètes face à l'évolution permanente de ces domaines. II importe donc, avant tout, de former des citoyens aptes à débattre des enjeux sociaux, des esprits ouverts capables de s'interroger sur le monde ou sur eux-mêmes. S'approprier des démarches de pensée prend alors une place prépondérante. L'individu doit pouvoir mettre en oeuvre des recherches documentaires, des démarches expérimentales et systémiques ou pratiquer la modélisation, l'argumentation et la simulation. Le projet n'est plus seulement d'apprendre à résoudre les problèmes, mais d'abord de savoir clarifier une situation pour poser les problèmes." p. 80-81: "En la matière (s'interroger sur les réponses qu'apportent les techtiiques et leurs limites), l'élève doit s'apercevoir qu'il peut y avoir plusieurs solutions et pas seulement une, que chacune est contextualisée, qu'il peut ne pas y avoir de solution du tout ou que les solutions sont pires que les problèmes. Le plus important est alors la question plus que la réponse. (...) Dès lors, la relation au savoir change. La solution renvoie à un cadre figé, la question, à l'autonomie de la pensée de l'individu.(...) Jusqu'à présent, l'école était un lieu où se transmettait la mémoire du passé, parce que cet héritage suffisait à l'individu toute sa vie durant. Aujourd'hui, elle se doit de préparer l'individu à se mouvoir dans un monde dont on ne connaît pas encore les contours. Il est impossible de se faire une idée des innovations qui bouleverseront la vie de la planète d'ici les cinquantes prochaines années. Extrapoler sur les savoirs qui seront utiles en 2040 est une gageure utopique. Ainsi si nous ne voulons pas être exclus des mutations en cours, l'école doit inciter les élèves à une culture de l'anticipation plutôt qu'à une simple adaptation."
Sophie Boucher-Petersen, Maître des requêtes au Conseil d'Etat, cofondatrice de Droit de Cité, "Ne pas disqualifier pour ne pas capituler": p. 92: "De la langue de la rue à la langue partageable, tout comme du particulier à l'universel, l'essentiel est de chercher à organiser lé trajet. (...) : ne pas capituler sur l'ambition et les fenêtres à ouvrir oblige à ne pas disqualifier à priori ceux qu'on convie à faire un bout de chemin. A accepter, en somme, les jeunes dans leur réalité incarnée plutôt que dans leur abstraction supposée." p. 99: "Mais raidie contre ce qui vient d'ailleurs, maquillant d'abstractions confortables ce qui produit, en masse, de la disqualification, de l'échec, de la violence - institutionnelle et juvénile - l'école bloque, incapable de tendre des ponts et des perches, d'amorcer de vrais parcours avec ceux qui ont le plus besoin de ses apprentissages et de sa transmission." "Il faut donc, on n'a guère le choix, rêver autre chose. Une école, par exemple, qui trouve la bonne distance. Qui tienne ferme sur les contenus tout en diversifiant ses façons. Qui ne distille pas du sentiment d'indignité mais qualifie les élèves en interlocuteurs valables."
François Dubet, professeur de sociologie, université Victor Segalen Bordeaux 2, "L'école et l'exclusion": p. 104: "Notre tradition nationale, celle de l'école républicaine, a construit un rapport, au fond étrange, entre le système scolaire et l'intégration sociale. Le modèle républicain est assez paradoxal. D'un côté, il s'identifie à l'universel, à la raison, à la citoyenneté contre un autre universel de type religieux et sacré. Cet universel est aussi très spécifique puisqu'il s'incarne dans une nation et une culture particulières. Cet imaginaire ne manque ni de grandeur ni de force, il définit l'intégration par la double référence au patriotisme et aux Lumières, à la culture nationale et à l'universel de la Raison, comme le montre le catalogue des grands textes littéraires étudiés à l'école, textes universels et...français. Le problème de ce modèle tient à ce que cette école laïque et critique fonctionnait sur des principes de sélection sociale extrêmement tranchés. Pour le dire simplement, la naissance, plus que la performance, commandait la carrière et les espérances scolaires des élèves. Les enfants du peuple allaient à l'école élémentaire, ceux de la bourgeoisie au lycée, tandis que le collège était un sas dans lequel étaient scolarisés les plus méritants des enfants du peuple et les enfants des classes moyennes qui seraient un jour fonctionnaires et instituteurs. Si l'école pouvait apparaître comme juste, la société était injuste car c'est elle qui déterminait l'accès à tel ou tel segment du système. L'école n'était pas responsable de l'exclusion parce que les inégalités étaient situées en amont du système scolaire, et parce que cette école apparaissait ferme sur ses principes universels et nationaux. (...) Ce bel équilibre s'est rompu. Avec la massification scolaire, le principe d'inégalité est passé dans l'école. Alors que dans le modèle républicain, l'école incarne un principe de justice face à une société injuste, dans l'école de masse, c'est l'école qui se charge directement du "sale boulot" de la sélection." p. 105: "Il importe donc de distinguer les processus de création des inégalités tenant à l'origine sociale des élèves, des mécanismes strictement scolaires qui en "rajoutent" sur les inégalités sociales." p. 106: "Mais je crois qu'aujourd'hui les élèves qui échouent ont de grands chances d'être humainement détruits par cet échec. En effet, avec la démocratisation et la massification scolaire, les élèves sont conduits à n'attribuer leur échec qu'à eux-mêmes et nous savons qu'un des thèmes obsédants de l'expérience scolaire est celui du sentiment de mépris." "Beaucoup d'élèves se tirent bien de cette situation et il ne faut pas construire une image catastrophique de l'école. Par contre, bien des élèves vivent leurs échecs et leurs exclusions comme des formes de destruction d'eux-mêmes et ils y résistent par diverses stratégies. L'une d'entre elles consiste à ne plus jouer dans une épreuve où ils ont le sentiment d'être condamnés à perdre et à perdre leur estime de soi. C'est la crise des motivations scolaires, les élèves deviennent ritualistes, ne s'engagent plus, vident la situation scolaire de son contenu. L'école devient une sorte de "Canada dry" scolaire. D'autres élèves ne choisissent pas le retrait, mais le conflit. Ils s'opposent à l'école qui, de leur point de vue, les méprise et les humilie, ils choisissent la violence. Ils détruisent les situations scolaires, ils agressent les enseignants et l'on doit admettre qu'une partie de la violence scolaire est une "réponse" à ce que les élèves perçoivent comme des violences à leur encontre." p. 108: "On pourrait aussi évoquer l'urgence de diversifier les figures de l'excellence. Est-il socialement et économiquement utile que le profil du bon élève soit unique, le même partout et toujours?" "L'école ne peut tout faire. II y a cependant une fonction de socialisation démocratique qu'elle doit assumer, non pour réduire l'exclusion, mais pour en limiter les conséquences les plus désastreuses." "En effet, le pire de l'exclusion, c'est le silence, l'obligation faite aux individus d'accepter et d'adhérer aux mécanismes qui les excluent et qui les nient en tant que sujets. L'école, parce qu'elle est l'universel et le savoir, parce qu'elle met en présence des adultes, des enfants et des adolescents, ne reconnaît pas facilement les injustices et les violences qu'elle impose. Or, c'est dans cette non-reconnaissance même que l'école participe aux mécanismes de l'exclusion."
Alain Rey, Directeur de 'collections, Dictionnaires Le Robert, Chroniqueur à France Inter, "Unité et variétés de la langue française": p.118: "Le chemin historique qui va de la pluralité spontanée des langues ou des usages dialectaux vers l'unité d'un système d'expression et de communication caractérise le français. Avant la Renaissance, ce qu'on nomme l'ancien français s'est dégagé d'une "forêt dialectale", a conquis le territoire de deux ensembles dialectaux voisins, dont le plus important, pour des raisons strictement historiques, est appelé langue d'oïl, tout en s'imposant progressivement comme véhicule des idéologies et du sentiment esthétique, à la fois contre des dialectes spontanés - ce qu'on appelle langues vernaculaires - et contre la superlangue diffusée par la chrétienté, le latin." p.120: "Dans (le) club assez fermé des "langues de culture", le français occupe une place de choix, qu'il faut payer par une orthographe souvent arbitraire, voire saugrenue, par des règles de grammaire pleines de trous, des complications inutiles, des conjugaisons verbales terroristes. On y ajoute des interdits stylistiques, tel celui de la répétition du même mot pour exprimer une même idée, règle rhétorique qui a stimulé l'enrichissement du vocabulaire et la diffusion des dictionnaires de synonymes (spécialité française) mais qui a engendré des flottements de la pensée parfois catastrophiques." p.121: "Dans la réalité vécue, les deux aspects (modèle unitaire et spontanéités) du fonctionnement langagier interfèrent sans cesse. Perturbatrice, cette interférence est nécessaire. On n'a jamais appris une langue étrangère en tuant en soi sa langue maternelle, ni un usage bien valorisé d'une langue en ignorant les usages spontanés." Mais la place à donner aux éléments nouveaux apportés au français par les spontanéités sociales, tant dans l'enseignement que dans les descriptions de la langue, suppose des décisions toujours difficiles. Trop, on entre dans la démagogie et l'inefficacité; trop peu, on risque de faire du français à enseigner une langue théorique, voire une langue morte." p.122: "Les dynamismes propres aux usages spontanés, on aimerait les préserver et les développer dans le passage à un modèle ou à une norme à maîtriser. Il me semble que, sur ce terrain, la force et le plaisir de s'exprimer précèdent et peuvent seuls fonder l'efficacité de la communication." "Il y a une cinquantaine d'années, le cheminement pédagogique vers la maîtrise d'un usage contrôlé du français interférait seulement avec le monde des échanges spontanés: familial, local, ou entre enfants. (...) Aujourd'hui, la télévision exerce une pression incomparable. Elle n'est pas seulement langage, mais aussi image. Mais c'est le langage qui confère du sens et un sens aux images, et ce langage, en principe du français, possède des caractéristiques propres. Tout d'abord, il représente deux tendances, l'une normative, et cette norme, qui est un écrit-parlé, est plutôt du côté de la "langue de bois" (concept rhétorique et sémantique) que de l'élégance classique; l'autre, plus familière et différenciée, grâce aux voix semi-spontanées qu'on y entend." "Il en va de la crise de la communication - ou du renouvellement de la communication écrite par le multimédia - comme de la crise des langues. Les maladies de la société sont la rançon de sa vitalité. Un monde sans crise est un monde mort." p.124: "Le jeu des variantes du français a en grande partie remplacé la multiplicité des dialectes et des langues; mais les jugements de valeur restent actifs." p.125: "Géographie, sociologie et chronologie (usage de génération) interfèrent pour produire un fantastique échantillonnage de variétés et c'est par réaction contre cette complexité difficile à maîtriser que se sont installés les images simplifiantes, les normes officielles, voire les mythes." "Ainsi, l'intégration culturelle, qui commence par l'assimilation du modèle langagier, suppose que ce modèle soit perçu, non comme une contrainte, mais comme un enrichissement dans le respect des réalités dynamiques du discours spontané contemporain. C'est un véritable "transfert technologique" sur le plan phonétique, syntaxique et lexical qui doit correspondre à l'acquisition de moyens nouveaux, partagés et valorisés sans perte de la créativité - même la plus embryonnaire - des usages spontanés. Une ouverture, non une fermeture, une acquisition de liberté." p.126: "Faire descendre le français de son piédestal, aménager la norme de manière à l'assouplir, à la rapprocher du sentiment spontané et du plaisir à la fois poétique et efficace de l'expression verbale et graphique, telle est à mon avis une des missions de l'école - tant dans l'enseignement du français langue maternelle que langue étrangère - face aux idoles et aux abstractions qui recouvrent la réalité vivante."
Jean-Louis Chiss, Ecole normale supérieure de Fontenay/Saint-Cloud, "Ecole, langue et culture: l'enseignement du français contre l'exclusion": p.128: "(...) je voudrais seulement souligner, à partir de mon point de vue de linguiste et de didacticien, que l'hétérogénéité linguistique, sociale et culturelle des élèves interroge de plus en plus fortement les politiques éducatives et les didactiques disciplinaires." p.130 : "Comment la didactique du français, qui n'est pas un ensemble de techniques coupées du monde social, ne se sentirait-elle pas interpellée par le choc de la diversité des langues et cultures?" "(...) : au lieu de porter ces sempiternels jugements sur la décadence de la langue française, ne peut-on procéder à l'élucidation renouvelée des concepts de "langue maternelle" et de "langue étrangère", à l'analyse des représentations des langues et cultures en contact, à une réflexion sur l' "étrangeté" du discours scolaire telle qu'elle est ressentie par nombre d'élèves, à un travail sur le rapport oral/écrit et la structuration par l'écrit des disciplines scolarisées? On pourrait ainsi multiplier les entrées où se rejoignent des préoccupations cognitives, communicatives et culturelles, toujours présentes dans la démarche de l'enseignant de français, mais particulièrement avivées dès lors que la relation au(x) savoir(s) se fait plus problématique, que les corpus de connaissances ne sont eux-mêmes plus intangibles et qu'il n'y a pas de modalités d'acculturation et de transmission définies une fois pour toutes et pour tout le monde." p. 131: "Que faire avec les "mots des jeunes" (...)? Sans doute ni les exclure à priori (il serait triste qu'il ne nous reste que les "mots des vieux") ni les survaloriser. p.133: "(...) : si l'école ne saurait s'accommoder de la violence physique, il lui appartient de réinvestir les énergies verbales brouillonnes en assignant des rôles communicatifs, des "places" dans les débats, les affrontements contradictoires en public faisant partie du jeu démocratique, non réductible par principe à une conception purement consensuelle du dialogue." p.133-134: "(...) au regard de l'histoire longue des mentalités et des représentations, la "jeunesse" est une invention récente et la "culture jeune" peut-être un concept éphémère, en tout cas difficile à cerner sinon en extension par l'énumération de ce qu'on pourrait appeler des "modes" : musicales, vestimentaires, cinématographiques, télévisuelles, touristiques et pourquoi pas linguistiques (...). Comme toute entreprise qui cherche à s'étiqueter du label "culturel", elle ne peut échapper à la dialectique de la valorisation/ dévalorisation au sein d'un débat très large qui ne cesse de rebondir et qui évidemment ne la concerne pas seulement. Entre mille exemples, je retiens, de ces polémiques sur la valeur esthétique des cultures, les interrogations qui viennent d'accompagner l'attribution du prix Nobel de littérature à Dario Fo, certains l'accueillant avec enthousiasme en soulignant qu'il marquerait une réintroduction dans la culture légitime des arts du verbe, de l'oralité avec ses enracinements non occidentaux, d'autres notant qu'il signifierait un recul de l'écrit et une forme de banalisation de la spécificité littéraire." p.136: "(...) à l'école, il faut aussi veiller à la relation étroite entre la technicité et la signification des apprentissages. II faut s'occuper de la construction de la langue et, dans le même temps, du rapport au langage. A ce compte-là, on ne peut opposer transmission et communication, ne serait-ce que parce que nous devons transmettre des savoirs sur la communication." p. 137: "De la capacité à ne pas séparer le quoi et le comment, le savoir et le savoir-faire dépend le sens de ce qu'il ne me déplaît pas d'appeler la vocation à enseigner. Cette vocation me semble inséparable d'une logique d'inclusion qui se préoccupe davantage de chercher les spécificités que de constater les particularismes. La méthode, c'est, dans l'étymologie grecque, être sur le chemin..."
Françoise Barret-Ducrocq, Professeur des universités, histoire de la civilisation britannique, Paris VII Denis Diderot, "Pour une culture de la tolérance": p.139: "La société d'aujourd'hui se babélise, on y comprend de moins en moins la langue et la culture de l'autre." p.140: "Relisons Paul Ricoeur : "L'intolérance a sa source dans une disposition commune à tous les humains, celle d'imposer ses propres croyances, ses propres convictions, dès lors que chacun dispose à la fois du pouvoir d'imposer et de la croyance dans la légitimité de ce pouvoir." Il entend donc bien que tout homme a une disposition à imposer ses propres goûts s'il en a les moyens physiques ou légaux. L'intolérant est convaincu qu'il est légitime de sa part de chercher à imposer ses vues à autrui. Il reçoit implicitement l'assentiment de la société ou du moins de ses pairs pour censurer, persécuter." p.141: "Ce "pouvoir d'intolérance" prend aussi sa source dans la nostalgie d'une unité fondatrice perdue. L'appartenance à un groupe, à une communauté ou à une nation génère inéluctablement un comportement d'exclusion parfois appelé "esprit de corps". Pour motiver la loyauté et la solidarité entre ses membres, pour donner une dynamique, la communauté érige ses idiosyncrasies en marques de supériorité. "Chez nous on travaille mieux, on mange mieux, on court plus vite, on est plus beaux qu'ailleurs." L'esprit de corps engendre l'exclusion de l'autre, de l'étranger..." p. 142: "C'est au sein d'un même lieu urbain que se développe ce qu'Umberto Eco appelle l' "intolérance sauvage". Comme il le remarque: "Dans notre vie quotidienne, on est continuellement exposés au choc de la différence (...) L'intolérance la plus dangereuse est toujours celle qui naît dans l'absence de toute doctrine, par des pulsions élémentaires, et c'est pour cela qu'elle est difficile à individualiser et à réfuter par des arguments rationnels (...) Quand l'intolérance se fait théorique, il est déjà trop tard pour se battre contre l'intolérance sauvage. Mais elle est tellement bête que la pensée se trouve démunie en face de cette bêtise." p.143: (intolérance à l'égard des femmes dans notre société) : "Les Françaises ne passent officiellement le baccalauréat que depuis 1924, ne votent que depuis 1945, ne sont admises dans la haute administration que depuis les années cinquante, n'ont le droit d'ouvrir un compte en banque ou d'exercer une profession sans le consentement de leur mari que depuis les années soixante. Quant au droit fondamental à la maîtrise de leurs maternités, il est également tout récent et régulièrement remis en cause." p.144: "Un débat nouveau s'est instauré entre universalisme et multiculturalisme ou relativisme (...) Paul Ricoeur mentionne "le mouvement de bascule qui fait virer le respect de toutes les différences en un éloge de la différence pour la différence et finalement en une culture de l'indifférence." Plus que le relativisme, le comparatisme peut contribuer à faire passer un message d'authentique tolérance et d'intégration des valeurs et des expériences individuelles dans une culture plus large et plus assimilable."
André Legrand, Professeur des universités: droit, Paris X-Nanterre, "La citoyenneté : objet transversal d'enseignement." Alain Finkielkraut, Philosophe, écrivain, "La transmission ou le lien avec les morts". Marek Halter, Ecrivain, "La parole contre la violence". |
|
![]() |
![]() |