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Notes de lecture: Philippe Perrenoud, Pédagogie différenciée: des intentions à l'action, ESF, Paris 1997

 

- p.21-22: "Ce sont quelques erreurs de plus ou de moins qui feront la différence entre bons et mauvais élèves et décideront parfois de leur avenir.

L'école a le pouvoir de fabriquer des hiérarchies à partir de presque rien (...) Même lorsque les écarts réels sont importants, rien ne dit qu'ils portent sur des maîtrises essentielles, ni qu'ils vont rester stables. Les classements scolaires reflètent parfois des inégalités de compétences fort éphémères, par exemple, parce qu'elles sont fiées à un moment charnière du développement intellectuel, qui creuse temporairement les écarts, ou parce qu'elles dépendent d'une interprétation très particulière de la norme d'excellence, qui n'a cours que chez un professeur. Il n'y a aucune raison de prendre les classements de l'école pour argent comptant. Il serait sage, au contraire, de mettre en doute lie caractère décisif et 'Inéluctable des hiérarchies formelles que l'école fabrique. L'évaluation scolaire peut dramatiser des écarts assez faibles et passagers, en leur donnant des conséquences symboliques et pratiques sans commune mesure avec leur ampleur réelle."

 

 -p.29 : "L'idée que tout le monde doit être instruit pour être libre, quelle que soit son origine, quel que soit son destin professionnel, est une idée fort moderne, (lui mettra deux siècles à faire son chemin et qui n'est pas, aujourd'hui encore, admise par tous les esprits! Une partie de nos contemporains pensent encore, même s'ils ne le disent plus, qu'il suffit à la plupart des individus d'en savoir "juste assez" pour s'intégrer au monde du travail, voter correctement, vivre sainement, élever des enfants. On a longtemps craint et on craint encore le partage des savoirs, de peur qu'il engendre des révoltes et menace les privilèges et les pouvoirs des nantis!"

 

-p. 34 : "Avant la réforme (des collèges), les victimes de la sélection pouvaient en rendre responsable le système, qui ne leur avait pas donné leur chance. En leur donnant apparemment leur chance, sans pour autant combattre efficacement les pesanteurs sociologiques, la réforme des collèges a rendu les élèves responsables de leur échec ou de leur succès. Elle a transformé en mérite ou en incapacité personnelle ce qu'on aurait auparavant imputé aux hasards de la naissance. La charge des inégalités devant l'école n'incombe plus à la société mais aux individus. Le collège achète ainsi par une fragilisation des individus une consolidation de la société. Avec le temps, la réforme qui se voulait démocratique et progressiste s'est révélée inégalitaire et conservatrice. (in Prost, Education, société et politiques, 1992)."

 

-p. 45: "Les pédagogies différenciées doivent affronter le problème de fond: comment les enfants ou les adolescents apprennent-ils? Comment créer un rapport moins utilitariste au savoir, instaurer un contrat didactique et des institutions internes qui donnent au travail scolaire un véritable sens? Comment instaurer le travail scolaire dans un contrat social et un rapport entre maîtres et élèves qui fasse de l'école un lieu de vie, une oasis protégée, au moins en partie, des conflits, des crises, des inégalités et des désordres qui traversent la société ?"

" On continue à faire coexister une évaluation formative qui exige la confiance et la coopération des apprenants et une évaluation sommative ou certificative qui les replace dans le jeu traditionnel du chat et de la souris, sans avoir le courage de différer fortement les décisions de certification oui de sélection."

 

-p.49: "Les réflexions psychanalytiques (...) sur l'éducation, comme les réflexions éthiques et pédagogiques (...} nous rappellent que, 'lorsqu'on éduque quelqu'un, on "flirte" toujours avec la violence et toutes sortes de désirs troubles, qu'il y a transfert et contre-transfert, peur de l'autre et goût du pouvoir. Une partie de ce qui arrive dans la relation éducative se joue sur une scène d'accès difficile, bien loin des bonnes intentions, des contrats explicites, des symétries et des procédures fondées sur la raison.

Les sociologues et les anthropologues ajouteront que toute relation intersubjective est aussi interculturelle. Même entre membres de la même société, de la même communauté, de la même classe sociale, il subsiste des différences culturelles, entre familles, entre sexes, entre générations, dans tous les rapports sociaux, donc aussi à l'école. C'est pourquoi, en fin de compte, différencier l'enseignement met aux prises non seulement avec des différences bien visibles de développement, de projet, de capital culturel, mais avec d'infimes et d'invisibles différences dans le rapport au monde, à la vie, à l'avenir, aux autres, à la propriété, au temps, à l'ordre, au savoir, au travail et à mille autres dimensions de l'existence."

 

-p. 53: "La différenciation a partie liée avec la didactique et l'interrogation sur le sens du travail scolaire, le rapport aux savoirs et à leur usage."

"Si le but de l'école est de donner prise sur le monde, les connaissances non transférables n'ont pas d'intérêt majeur. A quoi bon la démocratisation de l'accès au savoir, s'il n'est pas mobilisable hors de l'école ?"

 

-p. 54: "Tourner le dos aux objectifs les plus ambitieux, pour assurer au moins l'égalité des acquis minimaux : un peut comprendre que toute pédagogie différenciée connaisse cette tentation. Il importe d'y résister, puisque la seule égalité vraiment décisive touche à la capacité de penser par soi-même, d'identifier et de résoudre des problèmes complexes."

... il ne faut pas attendre de maîtriser un savoir pour se demander ce qu'on pourrait bien en faire." –

 

p.57:     Contrairement à l'éducation traditionnelle, qui prépare à vivre là où on a été éduqué, la prétention de toute scolarisation est de préparer les élèves à investir leurs acquis dans des contextes variés, hors de l'école, dans des situations de la vie quotidienne, professionnelle, politique, familiale, personnelle. Plus globalement, l'importance accordée au transfert des connaissances est liée à la mobilité des personnes et au rythme de transformation des sociétés. C'est pourquoi elle est une préoccupation majeure aujourd'hui, alors que l'éducation traditionnelle s'en souciait moins."

"La scolarité n'a, en fin de compte, de sens que si l'essentiel de ce qu'on y apprend peut être investi ailleurs, en parallèle ou plus tard,"

 

- p. 59: voir sous-titre du chapitre: Transfert des apprentissages ou apprentissage du transfert?

"Le transfert, loin d'être une simple transposition automatique, passe par un travail mental qui suppose, chez le sujet confronté à une situation nouvelle:

- quelque chose comme l'intuition plus ou moins explicite qu'il n'est pas totalement démuni (...) une forme de confiance en ses propres ressources;

- !a capacité de retrouver, de sélectionner, d'intégrer et d'orchestrer les ressources cognitives dont ii dispose (...)."

 

- p. 62: "L'école ne peut enseigner autant de choses, à un rythme aussi rapide, que parce qu'elle ne s'attend pas à ce que tous les élèves atteignent la maîtrise. Elle se garde plus encore de travailler le transfert."

 

- p. 63: "Préparer les formés au transfert, c'est donc négocier un nouveau contrat didactique avec les élèves, les inviter à admettre qu'affronter l'inconnu, i'incertitude, le désarroi font partie du métier d'élève. Ce n'est concevable qu'à la condition d'expliquer aux élèves ce qu'est !e transfert et pourquoi il exige qu'on s'aventure hors des sentiers battus."

"On acquiert "sur le tas", mais aussi par un enseignement explicite, d'ordre métacognitif, des stratégies générales de résolution de problèmes, et notamment du problème suivant: que faire quand je ne sais que faire? comment mobiliser mes ressources pour venir à bout du problème alors même qu'aucune solution toute faite ne me vient à l'esprit ?"

 

- p. 64: "(...) transférer, c'est sortir du cadre et prendre des risques!"

"Un rapport déférent au savoir fait obstacle au transfert, parce qu'il pousse à interpréter son impuissance face à une situation nouvelle comme un défaut de savoir. (...) Le transfert passe par un apprentissage dans la situation, une "réflexion dans i'action" (...) On prépare au transfert en démythifiant je savoir, en le présentant comme !e produit d'une histoire, d'une quête, en rappelant que des êtres humains se sont posés des questions, philosophiques ou pratiques, et ont travaillé à les résoudre, parfois depuis longtemps."

 

- p.65: "Il importerait qu'on favorise à l'école un rapport pragmatique, voire opportuniste au savoir, comme aux technologies; un rapport moins naïf, qui relativise le savoir parce qu'on saisit ses conditions et modes de production dans l'histoire humaine; un rapport plus autonome, qui autorise à aller au-delà des procédures connues, à inventer, à prendre le risque de penser par soi-même. Ce beau projet est au programme de l'école moderne, mais il entre en tension avec le souci de faire intérioriser la norme..."

"De fait, l'excellence scolaire reste assez souvent définie par un conformisme intellectuel."

 

- p. 67: "Pour apprendre, il n'est jamais superflu de comprendre le sens de ce qu'on apprend. (...) Le sens n'est pas nécessairement utilitariste, il peut relever de l'esthétique, de l'éthique, du désir philosophique de comprendre le monde ou de partager une culture."

 

'- p.67-68: La "connaissance de la connaissance" selon Meirieu.

"La métacognition, ce n'est pas une affaire compliquée! C'est le fait d'effectuer un retour sur son propre processus d'apprentissage et d'interroger, de l'extérieur en quelque sorte, avec l'aide de ses pairs, de ses maîtres et des supports culturels nécessaires, la dynamique même du transfert de connaissance. C'est une manière de travailler sur ce transfert en n'étant plus dans le processus mais face au processus. Une façon de séparer le dedans et le dehors, de passer au crible de la régulation collective et de la verbalisation rationnelle le rapport que l'on a établi entre les connaissances que l'on a apprises et le monde dans lequel on vit. (...) Je ne contrôle pas tout, certes. Mais, par ma pensée, je m'exhausse au-dessus des situations scolaires et des situations sociales tout à la fois. Je ne maîtrise pas complètement tout cela et, sans doute, ne le maîtriserai-je jamais, mais je comprends le rapport qu'entretiennent mes connaissances et mes expériences. Et je fais de la maîtrise de ce rapport entre mes connaissances et mes expériences un des enjeux essentiels de mon existence, (Meirieu, Frankenstein pédagogue, Paris, ESF éditeur)"

 

- p.69: "Selon le rapport Fauroux, "l'institution est habile à définir des programmes et à faire passer des examens; elle est apparemment peu soucieuse de définir ce qu'il faudra toujours savoir quand les savoirs des programmes seront depuis longtemps - dans la plupart des cas - oubliés. (Fauroux et Chacornac, 1996, p.59)"

 

 - p.76: "Les "ingénieries didactiques", pour nécessaires qu'elles soient, ne peuvent faire oublier qu'en fin de compte, l'apprentissage naît de la rencontre de personnes différentes. Chacune est singulière, unique, et pourtant porteuse, pour une part à son insu, de la culture et de l'expérience collective des communautés auxquelles elle appartient."

 

- p.84-85: "L'école porte un jugement moral sur les enfants et les adolescents. Il se fonde sur des normes qui varient d'une classe à l'autre, d'un établissement à l'autre, d'une discipline à une autre, voire d'un moment à l'autre dans la même classe. Toutefois, ce qui nous importe ici est que, dans une classe donnée, quelle que soit la norme en vigueur, banale ou atypique, elle s'applique grosso modo à tous les élèves, alors qu'ils ont des moyens très inégaux de la comprendre et de s'y conformer. L'ordre, la rigueur, la propreté, la fidélité à la parole donnée, la déférence pour l'autorité, le respect d'autrui, le soin pris pour les choses, la patience, l'humilité, la capacité de suspendre la violence, le sens de la coopération et de la solidarité, la capacité de se taire ou de prendre sur soi ne tombent pas du ciel, mais de cultures familiales et d'itinéraires individuels très divers, si bien que certains retrouvent à l'école leur univers normatif familier, alors que d'autres sont au sens propre "déboussolés", privés de leurs repères habituels."

"Les professeurs ne sont pas socialement neutres. Ils appartiennent massivement aux classes moyennes supérieures. Ceux qui ont une origine populaire renient souvent leur classe d'origine et font du zèle pour s'intégrer à la couche cultivée. Un enfant qui se met les doigts dans le nez, ne se lave pas les mains en sortant des toilettes, se vautre par terre, sent mauvais, a des cheveux sales, des lâches d'encre sur les mains, des ongles noirs, est un enfant avec lequel un enseignant de classe moyenne-supérieure entre moins facilement en contact. Il en va de même avec un enfant qui prend un ton agressif, fait des plaisanteries racistes ou sexistes, ment, triche, provoque ou insulte les autres, refuse de partager ou d'aider.

Comment les professeurs pourraient-ils travailler indifféremment avec tous les élèves, alors que certains les agressent symboliquement ou même physiquement? Légitimes ou non, ces réactions contrastées ont des effets. S'affronter autour d'une activité scolaire n'est pas un pur exercice intellectuel. Toute classe est un lieu, on le dit assez souvent à propos de l'école maternelle, où l'on apprend la vie en commun. Or, tout le monde ne la conçoit pas de la même façon ?"

"On assiste à la confrontation d'éthiques, de valeurs, de conceptions de l'ordre et de la civilité."

"Ce choc des valeurs, dont on parle peu, est constamment présent dans une classe. C'est un obstacle majeur à la complicité et au respect mutuel qu'exigent l'enseignement et l'apprentissage. Il aggrave la distance de certains élèves à l'univers scolaire."

 

- p. 86: "Interprétant les normes communes ou créant les siennes, l'enseignant ne peut pas, qu'il le veuille ou non, être "normativement neutre". Il y aura toujours une fraction des élèves qui trouvent leur compte dans telle norme et d'autres qu'elle pénalise."

"Il est fort difficile de travailler sur les valeurs et les normes qui modulent la distance entre certains élèves et l'école. Certaines sont invisibles, incorporées au plus profond de l'être, de son habitus (Bourdieu, Perrenoud). En prendre conscience est ardu, les ma"iriser plus difficile encore. Pour y parvenir, il faudrait se connaître, puis se changer soi-même. En éloignant avec agacement un élève qui se rapproche trop de lui, un enseignant ignore en général qu'il fait jouer une norme culturelle inconsciente, celle qui délimite le rayon de la "sphère personnelle" dans une société donnée. Le rejet qui s'ensuit ne peut être maîtrisé qu'en passant d'une interprétation psychologique - élève mal élevé, envahissant, en mal d'affection...- à une interprétation anthropologique dans la ligne des travaux de Hall E.T., La dimension cachée, Paris, 1971, Le Seuil)"

"Les enseignants n'ont pas de prise sur la distance qui tient au programme. On ne saurait le leur reprocher. On peut en revanche les inviter à se demander dans quel sens ils utilisent leur part d'autonomie, qui n'est pas négligeable, même si elle semble ne porter que sur d'infimes détails, la définition d'une erreur de raisonnement, la valeur accordée à une réponse donnée au hasard, la largeur des marges dans les cahiers ou l'obligation de saluer en regardant son interlocuteur dans les yeux. A la manière dont les petits ruisseaux font les grandes rivières, ces normes contribuent à éloigner ou à rapprocher de l'école et participent à ce titre de la genèse des inégalités de réussite scolaire."

 

- p. 90: "Par- delà les querelles de concepts et de vocabulaire, chacun saisit au moins intuitivement ce qu'est une histoire de formation: la suite de transformations que l'environnement, les événements ou ses propres choix induisent dans la culture, les acquis, les façons de voir, de s'exprimer, de penser, de faire d'une personne. Là est le véritable "parcours de formation", le cheminement (...) par lequel on se construit progressivement, tout au long de l'existence."

 

- p.92: "Les personnes confrontées à une situation apparemment identique construisent des expériences subjectives différentes, parce qu'elles investissent dans la situation leurs moyens intellectuels, leur capital culturel, leurs intérêts, projets et attitudes, leurs énergies, leurs stratégies et enjeux du moment, autant de ressources qui les distinguent. (...) De la même façon que chacun agit en vertu de sa propre construction de la réalité, chacun apprend selon ce qu'il perçoit, retient, comprend, valorise dans une situation. Il ne suffit donc pas de standardiser les situations didactiques pour standardiser les apprentissages."

 

- p. 92-93: "Si l'organisation scolaire admettait ouvertement que la diversification effective des parcours de formation se joue largement dans l'interprétation des textes, dans la négociation avec les élèves, les parents, les collègues, dans la réalisation de toutes sortes de projets personnels de formation, dans la diversité des intentions, des valeurs et des rapports au savoir des formateurs et des formés, elle devrait reconsidérer ses modes d'incitation et de contrôle. Si elle voulait être réaliste, elle cesserait de peaufiner les programmes de façon obsessionnelle et s'intéresserait au travail d'interprétation, de transposition didactique, ce qui changerait radicalement la gestion des institutions de formation. Aussi longtemps qu'on entretient la fiction d'un véritable contrôle centralisé des contenus, l'individualisation des parcours de formation reste un "impensé", une réalité que l'institution dénie. Il s'ensuit une conséquence considérable: plutôt que d'infléchir les processus d'individualisation existants, on crée des structures nouvelles, par exemple le soutien pédagogique, les cycles ou les modules, comme s'ils étaient au fondement de l'individualisation des parcours de formation, alors qu'il s'agirait plutôt de prendre le contrôle et le contre-pied de l'individualisation sauvage."

 

-p.94: "On peut aussi agir sur la définition même des contenus et du rôle des diverses unités de formation, par exemple en créant des unités d'intégration, des lieux et des moments dont la fonction est de mettre en relation les autres éléments de la formation, par exemple des cours "métis" et des cours "méta", comme il en existe dans certaines universités belges. Les cours "métis" organisent des rencontres entre des spécialisations ordinairement cloisonnées, dont les apports sont juxtaposés dans l'esprit des étudiants. Les cours "méta" portent sur l'expérience de formation elle-même et la façon dont les étudiants la vivent, l'intègrent, lui donnent du sens. (...)De tels dispositifs, développés en formation des adultes ou en formation professionnelle initiale, pourraient être transposés aux écoles, collèges et lycées."

 

-p.95: "Mieux vaudrait que chaque formateur maîtrise une gamme de dispositifs possibles, mobilisables en complémentarité ou en alternance, dans les limites du temps disponible, qu'il ne se sente pas lié par contrat, par statut ou par habitude, à un dispositif unique, mais se pose, au contraire, en début et en cours d'année, la question de savoir quels dispositifs il est utile de mettre en place, successivement ou parallèlement, pour favoriser les apprentissages et l'individualisation des parcours."

 

-p.98: "Quelle que soit la tendance dominante, nul n'échappe complètement à l'un des dilemmes de l'individualisation: si le formateur s'intéresse trop aux personnes, le groupe va à vau-l'eau, perd sa culture, son climat, sa dynamique; si le formateur se concentre trop sur les phénomènes de groupe et la construction d'une identité collective, les individus risquent de se fondre dans l'ensemble, sans y trouver leur compte. Ce dilemme, on peut le rencontrer dans une classe de maternelle comme dans un groupe de formation d'adultes. Il traverse toutes les pédagogies de groupes. Nul ne peut le dépasser par la pensée, ü faut le vivre, en cherchant à rester sur la ligne de crête...

Autre paradoxe: plus on va vers des pédagogies qui minimisent le rôle "magistral" de l'enseignant et le transforment en metteur en scène ou en "ingénieur de réseau", si l'on préfère l'analogie informatique, plus sont frustrés, ouvertement ou secrètement, ceux qui sont justement devenus enseignants ou formateurs pour occuper le devant de la scène. Pour aller dans le sens de l'individualisation des parcours, un formateur d'adultes doit faire l'équivalent des deuils que la pédagogie différenciée impose aux professeurs d'école ou de collège, notamment le deuil d'une position centrale de chef d'orchestre ou de comédien jouant le premier rôle. Le narcissisme de l'acteur n'épargne aucun formateur, mieux vaut le reconnaître et y travailler. Mettre l'apprenant au centre, n'est-ce pas déloger le formateur d'une position enviable?

Pour affronter ces dilemmes, peut-être faut-il distinguer les trois fonctions d'un groupe de formation:

1 le groupe comme cadre d'interactions duales (formateur=personne ressource pour chacun)

2 le groupe comme marché (lieu des offres et des demandes de formation mutuelle; formateur- régulateur du marché)

3 le groupe comme espace de parole et de travail collectif (formateur anime et structure des échanges dans lesquels chacun trouve son compte)"

 

-p; 120: Meirieu nous met en garde: "Il y aurait un danger à vivre la différenciation comme une manière de briser toute dynamique collective, ou d'individualiser comme une manière de respecter les différences et d'y enfermer les personnes. Moi, je ne respecte pas les différences, je le dis avec beaucoup de simplicité, les différences j'en tiens compte...ce qui est tout à fait autre chose. C'est-à-dire que, si quelqu'un ne sait pas accéder à la pensée abstraite par exemple, je ne vais pas camper sur une position qui consiste à dire le respecte sa différence, il ne sait pas accéder à la pensée abstraite, donc je ne lui fournis que du concret. Je tiens compte des différences, c'est-à-dire que je prends en compte le niveau où il est, mais je vais l'aider à progresser." (Meirieu, Genève,1995, "Différencier, c'est possible et ça peut rapporter gros", in Actes du premier Forum sur la rénovation de l'enseignement primaire)

Les différences entre élèves? Je ne les respecte pas, j'en tiens compte!: cette formule peut choquer ceux qui confondent respect des personnes et non-intervention. (...) Le simple respect des différences, pour plus humain qu'il soit, pourrait conduire aux mêmes impasses inégalitaires que l'indifférence aux différences et les transformer tout autant en inégalités d'apprentissage et de réussite scolaire."

 

- p.171: "Alors qu'au début du siècle, par exemple, le baccalauréat français ne concernait qu'un élève sur vingt, on prétend en faire aujourd'hui l'objectif pour tous. On ne s'étonnera pas dès lors de trouver dans les écoles des enfants et des adolescents qui, il y a cinquante ans encore, échappaient bien plus vite à la scolarité, pour rejoindre le monde du travail agricole, industrie) ou domestique, des enfants que, ni leur origine sociale et familiale, ni leur projet, ne préparaient à jouer le jeu scolaire aussi bien que les enfants de la bourgeoisie. Dans le même temps, malgré la crise économique ou les déficits des finances publiques, on assigne à l'école des objectifs de plus en plus ambitieux. I1 ne suffit plus d'apprendre à lire, écrire et compter. La complexité des sociétés contemporaines exige des compétences de plus haut niveau, pour tout le monde, sous peine d'aller vers une société duale contrôlée par un petit nombre d'experts, de créateurs et de chercheurs, aux dépens d'un grand nombre de chômeurs consommateurs... D'autres secteurs ont connu des transformations de pareille ampleur, par exemple les medias. Mais à la différence de l'école, elles ont été portées par des évolutions technologiques spectaculaires. Radio, vidéo, ordinateurs, réseaux, CD-ROM font leur apparition dans le monde scolaire, mais ils restent à ta marge. Les ambitions accrues et les défis nouveaux font appel, avant tout, à ce qu'on appelait, dans les années soixante, le "potentiel humain". Les enseignants n'ont pas failli à leur tâche, ni individuellement ni collectivement. On en attend simplement beaucoup plus qu'il y a cinquante ou même vingt ans, dans des conditions plus difficiles."

-p.172, conclusion:

"L'organisation de l'école en cycles d'apprentissage et l'individualisation des parcours de formation (...) affrontent un défi qui, sans être' nouveau, devient urgent: passer de la scolarisation à la formation de tous.(...) Depuis cinquante ans, l'école a changé, mais face à l'échec scolaire, son bilan est médiocre. Le niveau global de formation s'est sans doute accru, mais pas en proportion de la complexité des sociétés. Et les exclus du système scolaire sont peut-être plus exclus aujourd'hui qu'ils ne l'étaient hier, sans doute parce qu'ils sont, paradoxalement, minoritaires. (...) Le problème de l'inégalité devant l'école s'est reconstruit, mais il n'est ni plus simple, ni moins criant. Peut-être commence-t-on à comprendre qu'on ne peut s'y attaquer qu'en accélérant (a professionnalisation et en accroissant le niveau de formation des enseignants. Même si on l'a compris, rien n'assure qu'on en tirera les conséquences: le spectacle des systèmes éducatifs confrontés à la crise suggère plutôt que leur capacité d'anticiper est en chute libre. Il est vrai qu'il paraît avantageux, d'un point de vue étroitement budgétaire, de freiner, voire de faire régresser, la professionnalisation du métier d'enseignant. C'est, à long terme, économiquement et culturellement absurde, mais qui, dans les démocraties, se soucie du long terme ?"