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La notion a été introduite dans l'article précédent, avec celle d'objectif-obstacle. Astolfi définit de la sorte les dix caractéristiques d'une situation-problème : 1. Une situation-problème est organisée autour du franchissement d'un obstacle par la classe, obstacle préalablement bien identifié. 2. L'étude s'organise autour d'une situation à caractère concret, qui permette effectivement à l'élève de formuler hypothèses et conjectures. Il ne s'agit donc pas d'une étude épurée, ni d'un exemple ad hoc, à caractère illustratif, comme on en rencontre dans les situations classiques d'enseignement (y compris en travaux pratiques). 3. Les élèves perçoivent la situation qui leur est proposée comme une véritable énigme à résoudre, dans laquelle ils sont en mesure de s'investir. C'est la condition pour que fonctionne la dévolution: le problème, bien qu'initialement proposé par le maître devient alors «leur affaire». 4. Les élèves ne disposent pas, au départ, des moyens de la solution recherchée, en raison de l'existence de l'obstacle qu'il doit franchir pour y parvenir. C'est le besoin de résoudre qui conduit l'élève à élaborer ou à s'approprier collectivement les instruments intellectuels qui seront nécessaires à la construction d'une solution. 5. La situation doit offrir une résistance suffisante, amenant l'élève à y investir ses connaissances antérieures disponibles ainsi que ses représentations, de façon à ce qu'elle conduise à leur remise en cause et à l'élaboration de nouvelles idées. 6. Pour autant, la solution ne doit pourtant pas être perçue comme hors d'atteinte pour les élèves, la situation-problème n'étant pas une situation à caractère problématique. L'activité doit travailler dans une zone proximale, propice au défi intellectuel à relever et à l'intériorisation des «règles du jeu» 7. L'anticipation des résultats et son expression collective précèdent la recherche effective de la solution, le «risque» pris par chacun faisant partie du «jeu». 8. Le travail de la situation-problème fonctionne ainsi sur le mode du débat scientifique à l'intérieur de la classe, stimulant les conflits socio-cognitifs potentiels. 9. La validation de la solution et sa sanction n'est pas apportée de façon externe par l'enseignant, mais résulte du mode de structuration de la situation elle-même. 10. Le réexamen collectif du cheminement parcouru est l'occasion d'un retour réflexif, à caractère métacognitif; il aide les élèves à conscientiser les stratégies qu'ils ont mises en œuvre de façon heuristique, et à les stabiliser en procédures disponibles pour de nouvelles situations-problèmes (in Astolfi et. al., 1997, pp. 144-145). Comment gérer la progression des apprentissages en pratiquant une pédagogie des situations problèmes? La réponse de principe est simple: optimiser la gestion du temps qui reste, en proposant des situations-problèmes qui favorisent les apprentissages visés, c'est-à-dire prennent les élèves là où ils sont et les mènent un peu plus loin. Dans le langage d'aujourd'hui, on dira qu'il s'agit de solliciter les élèves dans leur zone de proche développement (Vygotsky, 1985), de proposer des situations offrant des défis qui poussent chacun à progresser, tout en restant à sa portée, donc mobilisatrices. Ce principe n'est pas aisé à mettre en oeuvre pour deux raisons distinctes. La première est qu'il est difficile de calibrer une situation-problème comme un classique exercice. Lorsqu'on propose à des élèves - pour enrichir leur vocabulaire - d'essayer de raconter une histoire de dix lignes en se passant de la lettre E, consigne s'inspirant d'un roman de Georges Perec qui respecte d'un bout à l'autre cette contrainte, on ne sait pas exactement ce que cette tâche va déclencher, parce qu'il n'y a pas de procédure toute faite et qu'on peut imaginer un éventail d'attitudes et de stratégies. Par exemple, un groupe peut s'interdire d'écrire un seul mot contenant la lettre E. Il sera donc en difficulté dès le début et aura du mal à construire le moindre scénario. Un autre groupe inventera une histoire sans trop de soucier de la consigne, puis tentera ensuite de remplacer les mots contenant la lettre interdite par d'autres, de sens proche. Ces deux stratégies ne créent pas les mêmes obstacles. Il est donc difficile de prévoir entièrement le niveau de difficulté de la tâche, puisque cette dernière va dépendre de la dynamique de groupe et de la stratégie collective, parfois surprenante, qui s'en dégage. La seconde difficulté est évidemment qu'une situation-problème s'adresse à un groupe hétérogène. Ce qui signifie d'abord que la même tâche ne représentera pas le même défi pour chacun, mais surtout que chacun ne jouera pas le même rôle dans la démarche collective et ne fera pas les mêmes apprentissages. C'est à la fois un atout et un risque: - c'est un atout, parce que cela permet de diversifier les modes de participation; - c'est un risque, parce que la division des tâches favorise, en général, les élèves qui ont déjà le plus de moyens. On affronte les mêmes dilemmes que dans une activité-cadre ou toute autre démarche de projet: le fonctionnement collectif peut marginaliser les élèves qui auraient le plus besoin d'apprendre. Pour neutraliser ce risque, il est donc indispensable que la gestion des situations-problèmes se fasse à un double niveau: - dans le choix des situations proposées à un groupe, qui doivent, grosso modo, convenir au niveau du groupe et se situer dans la zone proximale de la majorité des élèves; - à l'intérieur de chaque situation, à la fois pour l'infléchir dans le sens d'un meilleur ajustement, la diversifier et maîtriser les effets pervers de la division spontanée du travail, qui favorise les favorisés. La compétence est donc double: elle s'investit dans la conception, donc d'anticipation, l'ajustement des situations-problèmes au niveau et aux possibilités des élèves; elle se manifeste aussi sur le vif, en temps réel, pour guider une improvisation didactique, un leadership et des actions de régulation sans commune mesure avec ce qu'exige la conduite d'une leçon planifiée, même interactive.
(…) Observer et évaluer les élèves dans des situations
Pour gérer la progression des apprentissages, on ne peut se passer de bilans périodiques des acquis des élèves. On en a besoin pour fonder des décisions de promotion ou d'orientation, dont il sera question plus loin. Ce n'est pas leur seule fonction, ils doivent aussi contribuer à des stratégies d'enseignement-apprentissage à l'intérieur d'un degré ou d'un cycle. Ces bilans devraient, loin de constituer une surprise, confirmer et affiner ce que l'enseignant sait déjà ou pressent. Ils ne dispensent donc aucunement d'une observation continue, dont l'une des fonctions est de mettre à jour et de compléter une représentation des acquis de l'élève. Contrairement à ce qu'on croit parfois, l'évaluation continue a une fonction sommative, voire certificative, parce que rien ne remplace l'observation des élèves au travail, si l'on veut saisir leurs compétences, de même qu'on juge le maçon au pied du mur, quotidiennement, plutôt que sur une «épreuve de maçonnerie». Il ne suffit pas, toutefois, de vivre longuement avec un élève pour savoir l'observer, ni de l'observer attentivement pour en percevoir clairement les acquis. Sans utiliser une instrumentation lourde, peu compatible avec la gestion de la classe et des activités, il importe que l'enseignant sache identifier, interpréter et mémoriser des moments significatifs, qui, par petites touches, contribuent à dresser un tableau d'ensemble de l'élève, aux prises avec diverses tâches. Le recours conjoint à un portfolio et à un journal peut faciliter ce travail. Bien entendu, l'observation continue n'a pas pour seule fonction d'engranger des données en vue d'un bilan. Sa visée première est formative, ce qui, dans une perspective pragmatique, signifie qu'elle tient compte de tout ce qui peut aider l'élève à mieux apprendre: de ses acquis, qui conditionnent les tâches qu'on peut lui proposer, aussi bien que de sa façon d'apprendre et de raisonner, de son rapport au savoir, de ses angoisses et blocages éventuels devant certains type de tâches, de ce qui fait sens pour lui et le mobilise, de ses intérêts, de ses projets, de son image de soi comme sujet (in) capable d'apprendre, de son environnement scolaire et familial. Cardinet (1996 b) insiste sur l'évaluation des conditions d'apprentissage plutôt que des acquis, qui permet des régulations bien plus rapides. L'évaluation formative se situe dans une perspective pragmatique (Perrenoud, 1991, 1997 c), elle n'a aucune raison d'être standardisée, ni notifiée aux parents ou à l'administration. Elle s'inscrit dans le rapport quotidien entre l'enseignant et ses élèves, son but est d'aider chacun à apprendre, non de rendre compte à autrui. L'enseignant a intérêt à proportionner l'ampleur du travail d'observation et d'interprétation à la situation singulière de l'élève, dans une logique de résolution de problèmes, en investissant faiblement lorsque tout va bien ou que les difficultés sont visibles à l'oeil nu, en s'engageant dans un diagnostic et un suivi plus intensifs lorsque les difficultés résistent à une première analyse. L'enseignant a également le droit de faire confiance à son intuition (Allal, 1983, Weiss, 1986, 1992). Pour ne pas être débordé, il importe: - qu'il parie sur des technologies et des dispositifs didactiques interactifs, porteurs de régulation (Weiss, 1993, Perrenoud, 1993, 1997 c); - qu'il forme ses élèves à l'évaluation mutuelle (Allal et Michel, 1993); - qu'il développe une évaluation formatrice, prise en charge par le sujet apprenant (Nunziati, 1990); l'autoévaluation ne consiste pas alors à remplir soi-même son carnet, mais à faire preuve d'une forme de lucidité à l'endroit de la façon dont on apprend; - qu'il favorise la métacognition (Allal, 1993) comme source d'autorégulation des processus d'apprentissage (Allal et Saada-Robert, 1992, Allal, 1984, 1993 a et b). Toue cela exige une formation à l'évaluation formative (Allal, 1991; Cardinet, 1986 a et b) et une connaissances des divers paradigmes de l'évaluation (De Ketele, 1993). L'important est cependant d'intégrer évaluation continue et didactique (Amigues et Zerbato-Poudou, 1996; Bain, 1988, Allal, Bain et Perrenoud, 1993), d'apprendre à évaluer pour mieux enseigner (Gather Thurler et Perrenoud, 1988), bref, de ne plus séparer évaluation et enseignement, de considérer chaque situation d'apprentissage comme source d'informations ou d'hypothèses pour mieux cerner les acquis et les fonctionnements des élèves.
Etablir des bilans périodiques de compétences
Le cursus est ainsi construit qu'il faut, à certains moments, prendre des décisions de sélection ou d'orientation. C'est le cas à la fin de chaque année scolaire dans un cursus structuré en degrés annuels, de chaque cycle d'apprentissage ou à l'issue de la scolarité primaire, lorsque l'enseignement secondaire prévoit des filières hiérarchisées ou des classes à niveaux et options. Participer à de telles décisions, les négocier avec l'élève, ses parents et d'autres professionnels, trouver le compromis optimal entre les projets et les exigences de l'institution scolaire, voilà qui fait partie des compétences de base d'un enseignant primaire, d'autant plus importantes qu'on s'approche du secondaire. Sans sous-estimer l'importance de telles décisions, dont les incidences sur la carrière scolaire font des enjeux majeurs, pour les élèves et les familles, je privilégierai ici les décisions de progression qui se situent dans une logique d'enseignement-apprentissage, plus que d'orientation-sélection. Lorsque la scolarité est organisée en degrés annuels, cela touche en partie au redoublement, dont l'opportunité est aujourd'hui appréciée en fonction d'une stratégie de formation plutôt que d'une stricte application de normes de promotion. Cela concerne aussi la décision d'envoyer un élève en cours d'appui ou de soutien, ou encore de conseiller une prise en charge médico-pédagogique plus lourde. L'introduction de cycles d'apprentissage fait émerger des décisions d'un autre type. D'un cycle au suivant, les décisions de passage semblent s'apparenter à des décisions de promotion d'une degré au suivant ou de redoublement. En fait, dans la mesure où le redoublement d'un cycle n'a guère de sens, il s'agit plutôt de trancher un dilemme pédagogique : vaut-il mieux garder l'enfant un an encore dans un cycle inférieur, au risque de ralentir son développement et de le faire arriver au seuil du second degré à un âge qui constituera un handicap, ou le faire passer au cycle suivant, alors qu'il n'en maîtrise pas tous les prérequis et pourrait donc y perdre son temps et aggraver ses lacunes? D'autres décisions de progression appellent des compétences nouvelles dans le cadre des cycles: lorsqu'on travaille en groupes multiâge, en modules, en décloisonnements divers, un élève ne passe pas tout son temps, durant deux ou trois ans, dans le même groupe. De mois en mois, parfois de semaine en semaine, les élèves sont redistribués entre divers groupes de niveaux, de besoins, de projets. Chaque affectation infléchit la progression vers les compétences visées et constitue une sorte de micro-orientation, parfois judicieuse, parfois désastreuse. J'ai présenté ailleurs (Perrenoud, 1997 a et b) le défi des cycles d'apprentissage: passer d'une gestion «à flux poussés» à une gestion «à flux tendus», avec une utilisation optimale du temps qui reste. Chaque jour, potentiellement, une décision pourrait être prise à propos de chaque élève, en réponse à la question: dans quel groupe, grâce à quelles activités et quelle prise en charge aurait-il le plus de chance de progresser? Ces décisions sont prises sur la base à la fois d'un bilan des acquis, d'un pronostic et d'une stratégie de formation qui tient compte des ressources et dispositifs disponibles. On se trouve donc, là, au coeur du métier d'enseignant. |
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