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Anne Marie Chartier.
Gérer la banalité de l'obligation

 

Quand l'école est entrée de façon généralisée dans les moeurs, au point que l'obligation ne se parle même plus, elle devient dans la vie des enfants une sorte de donnée naturelle  dont les rythmes scandent les journées, les semaines et le cycle de l'année en même temps que changent les saisons et qu'on « monte » de classe en classe. Cette banalisation de l'école, qui signe son triomphe écrasant, est pourtant ce qui la mine de l'intérieur, puisqu'elle n'apparaît plus, aux yeux des élèves, comme une réalité instituée par une loi sociale, choisie et assumée, mais comme une inéluctable fatalité. De ce fait la contrainte de corps qu'elle continue nécessairement  d'exercer sur les jeunes générations a beau jeu d'être ressentie comme une pure coercition ou comme une nécessité aveugle, dénuée de finalité et de sens. Comment faire pour que le caractère obligatoire de l'instruction ne produise pas un total désengagement à son égard ? Qu'est-ce qui va aider un enfant de six ans à comprendre que l'école n'est pas une machinerie gigantesque qui l'instruira bon gré ou mal gré, où il n'aura qu'à laisser faire la nécessité ? Comment faire sentir que le projet étatique d'instruction généralisée ne peut se passer, dans sa réalisation, de l'adhésion individuelle de chacun ? Ce qui est obligatoire peut-il être désirable ? On ne peut instruire celui qui est là avec sa docile force d'inertie, on ne peut aider quelqu'un à s'instruire si l'obligation d'apprendre a évacué le désir d'apprendre.

 Une fois instaurée l'obligation de fait, les maîtres doivent donc gérer ce paradoxe : donner du sens et de la valeur à ce qui n'est plus un privilège mais le lot commun, dans un système où on n'a d'ailleurs plus à se féliciter des réussites (elles sont la norme attendue), mais seulement à se sentir coupables des retards et des ratés d’apprentissage. Tout le problème est donc de trouver, ce qui peut l’attachement fort à un droit social quand il n’est plus à conquérir,, mais simplement à gérer au fil des jours, ce qui peut faire la valeur d'un privilège, quand il est devenu un bien commun, tellement commun. On entre alors dans la sphère du travail, au sens où Hannah Arendt parle du labeur comme dépense à perpétuité, qui ne se « capitalise » pas. On sait que les mères de famille ont inventé mille rituels qui disent l'allégresse toujours recommencée des croissances biologiques. Les bougies d'anniversaire, les albums de photos, les commentaires indéfinis sur les  « grands événements » (la première dent, les premiers pas) prouvent qu'il existe, dans les tâches indéfiniment réitérées de l'élevage, toute une culture capable de signifier à un enfant l'importance capitale que revêt aux yeux de son environnement chaque traversée d'enfance en sa banalité singulière. Il est sûr que, pour une part, le métier d'instruire est aussi là, dans cet art de ménager la solennité des moments inauguraux (le premier cahier interligné, le premier usage du compas, la première multiplication) et de montrer que l'école ne se lasse pas des réussites les plus prévisibles, les plus inéluctables. Le maître est, certes, le garant de la réussite (mais un manuel ou un logiciel peuvent l'être aussi), il en est tout autant le témoin (« Maîtresse, regarde, j'ai tout bon »), c'est-à-dire celui qui garantit la valeur ac­tuelle de l'apprentissage dans son effectuation présente et non pour plus tard, pour le bulletin et la moyenne, pour le passage en classe supérieure, pour l'orientation professionnelle ou pour « la vie ».

Cette dimension « éducative » de la relation pédagogique est constitutive du métier d'instruire mais ne suffit pas à le définir: elle le rend simplement possible. En revanche, ce qui définit le métier en sa spécificité, c'est l'invention d'un « faire »scolaire qui rende perceptible dans le très court terme la gratification de l'apprentissage. C'est cela même qu'on appelle la pédagogie. A travers la multiplicité des exercices, des progressions, dans le formalisme ou l'artificialité des situations, dans l'entretien indéfini d'habiletés naissan­tes si longtemps instables, les enseignants ne cessent de baliser les chemins escarpés des savoirs. Quand l'élève se voit réussir, que son effort, au bout du compte, accroît sa maîtrise, augmente son pouvoir, change son regard sur le monde, autorise de nouvelles prises de parole, il peut alors découvrir que le travail exigé  « vaut la peine ».

Ce n'est pas toujours le cas, tant s'en faut. Lorsque l'apprentissage, même réussi, ne produit plus que l'indifférence et ne parait pas mériter qu'on y consacre son énergie, lorsque la surabondance des choses à savoir rend de toute façon le pari intenable, l'école devient ce lieu terrible des gestes, des occupations absurdes, des tâches inutiles, des travaux « ennuyeux et difficiles ».         'Une institution de travail forcé, celui que toute personne sensée sabote ou cherche à faire a minima: c'est ainsi que bien des élèves prennent l'école, dans la monotonie des jours, n'imaginant même pas qu'il pourrait en aller autrement. Tant mieux si, par chance, on tombe une année sur un enseignant qui enthousiasme (et rend la vie difficile à tous ses collègues) ou sur un sujet qui passionne (et fait apparaître plus cruellement la vacuité des autres). Quand on séjourne dans les lieux d'école où se concentre l'échec, quand on, en parle avec des enfants de classe de perfectionnement ou de SES, on peut repérer d'autres effets « objectifs » produit‑, par cette représentation du travail comme pure imposition extérieure. L'élève qui demande de l'aide parce qu'il ne parvient pas à faire seul la tâche exigée, attend d'un camarade, du maître ou de quiconque se présente, d'abord un gain de temps. Il ne cherche pas tant à comprendre ou à savoir faire qu'à « finir le boulot » engagé au plus vite. Chacun accepte souvent avec

bonne volonté de faire ce qui est demandé, puisque c'est la loi du lieu. En revanche, rangées du côté du simple labeur, assimilées à des tâches de production qu'il faut exécuter (« Plus que deux exercices de  math! », « Encore une fiche de français! »), les activités scolaires sont comme ces pièces détachées qu’on usine~.avec patience ou impatience sous la surveillance d'un chef, mais qui n’enrichissent jamais celui qui les fait. Le modèle du travail productif" qui requiert simplement de la force de travail au service de consignes à exécuter (ce qui est déjà bien fatigant), fait s'évanouir, alors même qu'il semble la réaliser, la finalité même du travail scolaire.

En quoi le travail scolaire est-il un « travail » ? Quelle est cette activité exigée des enfants, improductive, indéfinie, coûteuse en effort mental, nécessitant un entretien constant et dont un trait distinctif est que personne ne peut la faire à la place de personne ? On est bien obligé de penser que toutes les activités scolaires, y compris celles qui recourent à la manipulation, au jeu corporel, à la production d'objets matériels, y compris celles qui sont prévues pour des enfants de quatre ans, doivent être rangées du côté d'un « travail intellectuel » qui, à travers l'intériorisation de manières de faire, de dire et de penser, doit transformer les personnes elles-mêmes: définition on ne peut plus traditionnelle de ce qu'est une formation. Or qui a jamais imaginé qu'on puisse contraindre quelqu'un au travail intellectuel ? Car il s'agit justement du travail qui s'est toujours défini, depuis les Grecs, comme celui du temps libre, pour des hommes libres. Doit-on en déduire que l'instruction est ce contrat social contemporain qui pourrait « forcer (chacun) d'être li­bre »

 

Anne –Marie Chartier, le métier d’instruire pages 33-34, Colloque de la Rochelle