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Quelques textes qui parlent d’orthographe…
Marylène Constant
Miguel Torga, La création du monde, Paris, GF- Flammarion,
p. l3- l4
-
Prenez une feuille de trente- cinq lignes. Dictée!
À ces mots, le silence
se faisait dans la salle. Chacun de nous, petits et grands, avait
un respect sacré pour la dictée et pour les élèves qui faisaient
cet exercice. Tant qu'il durait, bien entendu.
M. l'Instituteur toussait,
en grattant sa gorge encombrée de fumeur, puis il commençait,
après avoir redit à haute voix: Dictée:
-
La chaleur dilate les corps...
Dans l'école, c'était
l'heure du recueillement. Personne n'avait plus envie de sortir
pour pisser ou satisfaire d'autre besoin. Ceux du cours préparatoire
épelaient leur b- a ba à voix basse, et ceux qui savaient
déjà compter leurs opérations.
Le maître, appuyé à la
table, son livre dans la main gauche, un bambou dans la main droite,
poursuivait :
- La chaleur, virgule;
la lumière, virgule; le son, virgule; dont des agents « fisiques
». Point. Fi- si- que... Sans « ph », ainsi que je vous
l'ai appris. Certains auteurs l'emploient encore mais c'est par
pure obstination...
En effet, M. Bothelo s'était
aperçu que Julio Fraga, à sa façon de porter le bout du porte- plume
à sa bouche et de regarder fixement au plafond, butait sur le
« ph ». -
-
La « fisique » est une science... Attention s'il vous plaît :
s- cience! Prenez garde...
Et
il continuait à dicter, en devinant les erreurs et les difficultés
de chacun.
Au premier rang, on ne
pouvait pas tricher. Personne n'essayait de souffler ou de demander
qu'on lui souffle: ça méritait une raclée, Mais, au fond, le surnommé
Boca Torta, grâce à des mimiques invraisemblables, parvenait à
donner un coup de main à Codinhas, toujours embêté par les c- cédilles.
Nous étions en nage. Mais
nous essuyions précipitamment nos mains à nos chemises, pour ne
pas salir la copie qui devait être lue et notée par M. L'Inspecteur,
ainsi que nous en avions été solennellement avertis.
Et ce, jusqu'à ce que
tombât de la bouche du maître le tant désiré point- final- j'ai
dit point- final, accompagné d'un retentissant soupir de
soulagement de toute la classe.
Alors commençait la correction,
avec son lot de coups de baguette, d'oreilles tirées et de larmes
|
Colette,
Claudine à l’école, 1900
Roubaud
circule, distribuant de grandes feuilles timbrées de bleu au coin
gauche, et des pains à cacheter. Nous connaissons toutes la manoeuvre
: il faut écrire au coin son nom, avec celui de l'école où nous
avons fait nos études, puis replier et cacheter le coin.(Histoire
de rassurer tout le monde sur l'impartialité des appréciations).
Cette
petite formalité remplie, nous attendons qu'on veuille bien nous
dicter quelque chose. Je regarde autour de moi les petites figures
inconnues, dont plusieurs me font pitié, tant elles sont déjà
tendues et anxieuses.
On
sursaute, Roubaud a parlé dans le silence : Épreuve d'orthographe,
Mesdemoiselles, veuillez écrire : je ne répète qu'une seule fois
la phrase que je dicte. Il commence la dictée en se promenant
dans la classe.
Grand
silence recueilli. Dame ! les cinq sixièmes de ces petites jouent
leur avenir. Et penser que tout ça va devenir des institutrices,
qu'elles peineront de sept heures du matin à cinq heures du soir,
et trembleront devant une Directrice, la plupart du temps malveillante,
pour gagner 75 fr. par mois ! Sur ces soixante gamines, quarante-cinq
sont filles de paysans ou d'ouvriers ; pour ne pas travailler
dans la terre ou dans la toile, elles ont préféré jaunir leur
peau, creuser leur poitrine et déformer leur épaule droite : Elles
s'apprêtent bravement à passer trois ans dans une École normale
(lever à cinq heures, coucher à huit heures demie, deux heures
de récréation sur vingt-quatre), et s'y ruiner l'estomac, qui
résiste rarement à trois ans de réfectoire. Mais au moins, elles
porteront un chapeau, ne coudront pas les vêtements des autres,
ne gareront pas les bêtes, ne tireront pas les seaux du puits,
et mépriseront leurs parents ; elles n'en demandent pas davantage.
Et qu'est-ce que je fais ici, moi Claudine ?je suis ici parce
que je n'ai pas autre chose à faire, parce que papa, pendant que
je subis les interrogations de ces professeurs, peut tripoter
en paix ses limaces ; j'y suis aussi « pour l'honneur de l'École
», pour lui obtenir un brevet de plus, de la gloire de plus, à
cette École unique, invraisemblable et délicieuse...
Ils
ont fourré des participes, tendu des embûches de pluriels équivoques,
dans cette dictée qui arrive à n'avoir plus aucun sens, tant ils
ont tortillé et hérissé toutes les phrases. C'est enfantin !
-Un
point, c'est tout. Je relis.
Je
crois bien ne pas avoir de fautes ; je n'ai qu'à veiller aux accents,
car ils vous comptent des demi-fautes, des quarts de fautes, pour
des velléïtés d'accents qui traînent mal à propos au-dessus des
mots. Pendant que je relis, une petite boule de papier, lancée
avec une adresse externe, tombe sur ma feuille ; je la déroule
dans le creux de ma main , c’ est la grande Anaïs qui m'écrit
: «Faut-il un S à trouvés, dans la seconde phrase?» Elle ne doute
de rien, cette Anaïs ! lui mentirai-je ? Non, je dédaigne les
moyens dont elle se sert familièrement. Relevant la tête, je lui
adresse un imperceptible «oui », et elle corrige, paisiblement.
-
Vous avez cinq minutes pour relire, annonce la voix de Roubaud
; l’épreuve d'écriture suivra.
Seconde
boulette de papier, plus grosse. Je regarde autour de moi elle
vient de Luce dont les yeux anxieux épient les miens. Mais, mais,
elle demande quatre mots ! Si je renvoie la boulette, je sens
qu'on la pincera ; une inspiration me vient, tout bonnement géniale
: sur la serviette de cuir noir qui contient les crayons et les
fusains (les candidates doivent tout fournir elles-mêmes) j'écris,
un petit morceau de plâtre détaché du mur me servant de craie,
les quatre mots qui inquiètent Luce, puis je lève brusquement
la serviette au-dessus de ma tête, le côté vierge tourné vers
les examinateurs qui, d'ailleurs, s'occupent assez peu de nous.
La figure de Luce s'illumine, elle corrige rapidement ; ma voisine
en deuil qui a suivi la scène, m'adresse la parole :
-
Vrai, vous n'avez pas peur, vous.
-
[ ...]
Roubaud
promène entre les tables son petit ventre rondelet et recueille
nos copies qu'il porte à ses congénères. Puis il nous distribue
autres feuilles pour l'épreuve d'écriture et s'en va mouler au
tableau tir, d'une « belle main », quatre vers :
Tu
t'en souviens, Cinna, tant d'heure et tant de gloire, Etc., etc...
Vous
êtes priées, Mesdemoiselles, d'exécuter une ligne de grosse cursive,
une de moyenne cursive, une de fine cursive, une de grosse ronde,
une de moyenne ronde, une de ronde fine, une de g bâtarde, une
de moyenne et une de fine. Vous avez une heure.
C'est
un repos, cette heure-là. Un exercice pas fatigant, et on pas
très exigeant pour l'écriture. La ronde et la bâtarde, ça me va
c'est du dessin, presque, mais ma cursive est détestable, mes
lettres bouclées et mes majuscules arrivent difficilement à garder
le nombre exigé de « corps » et de « demi-corps » »
d'écriture, tant pis ! Il fait faim quand on atteint le bout de
l'heure.
Nous
nous envolons de cette salle attristante et moisie pour retrouver,
dans la cour, nos institutrices, inquiètes, groupées dans l'ombre
qui n'est pas même fraîche. Tout de suite, des flots de paroles
jaillissent, questions, des plaintes : «Ça a bien marché ? Quel
sujet de dictée? Vous rappelez-vous des phrases difficiles? »
-
C'était ceci - cela - j'ai mis « indication » au singulier
- moi au pluriel - le participe était invariable, n'est-ce pas,
mademoiselle ? Je voulais corriger, et puis je l'ai laissé - une
dictée si difficile !... »
Il
est midi passé et l'hôtel est loin...
Je
bâille d'inanition. Mademoiselle Sergent nous emmène à un restaurant
proche, notre hôtel étant trop loin pour aller jusque-là sous
cette lourde chaleur.
[...]
En
attendant l'heure de la composition française, nous sommeillons
presque toutes sur nos chaises, accablées de chaleur. Mademoiselle
lit les journaux illustrés, et se lève après un coup d'oeil à
l'horloge « Allons, petites, il faut partir.. Tâchez de ne
pas vous montrer trop bêtes tout à l'heure. Et vous, Claudine,
si vous n'êtes pas notée 18 sur 20 pou la composition française,
je vous jette dans la rivière. »
-
J’y serais plus fraîchement au moins !
Quelles
tourtes, ces examinateurs ! L'esprit le plus obtus aurait compris
que, par ce temps écrasant, nous composerions en français plus
lucidement le matin. Eux, non. De quoi sommes-nous capables, à
cette heure-ci?
Quoique
pleine, la cour est plus silencieuse que ce matin, et ces messieurs
se font attendre, encore !
1...]
En
avant la composition française ! Cette petite histoire m'a donné,
du coeur.
..
Sommaire. - Exposez les réflexions et commentaires que vous inspirent
ces paroles de Chrysale :. Qu'importe qu'elle manque aux lois
de Vaugelas », etc.
Ce
n'est pas un sujet trop idiot ni trop ingrat, par chance inespérée.
J'entends autour de moi des questions anxieuses et désolées, car
la plupart de ces petites filles ne savent pas ce que c'est que
Chrysale ni Les Femmes savantes. Il va y avoir le joli gâchis
! Je ne peux pas m'empêcher d'en rire d'avance. Je prépare une
petite élucubration pas trop sotte, émaillée de citations.
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François
Cavanna, Mignonne, allons voir si la rose, Livre
de Poche
Quand,
à l'horizon du cours de français, se lève pour la première fois,
nuage lourd de menaces, le participe passé conjugué avec l'auxiliaire
« avoir », l’enfant comprend que ses belles années sont
à jamais enfuies et que sa vie sera désormais un combat féroce
et déloyal des éléments acharnés à sa perte.
L'apparition,
dans une phrase que l'on croyait innocente, du perfide participe
passé déclenche, chez l'adulte le plus coriace, une épouvante
que le fil des ans n'atténuera pas. Et, bien sûr, persuadé d'avance
de son indignité et de l'inutilité du combat, l'infortuné qu'un
implacable destin fit naître sur une terre francophone perd ses
moyens et commet la faute. À tous les coups. (...)
Pourtant, s'il est une règle où l'on ne peut guère
reprocher à la grammaire de pécher contre la logique et la clarté,
c'est bien celle-là. (...) Quoi de plus lumineux ? Prenons un
exemple : «J'ai mangé la dinde.» Le complément d'objet direct
«la dinde» est placé après le verbe. Quand nous lisons «J'ai mangé»,
jusque-là nous ne savons pas ce que ce type a mangé, ni même s'il
a l'intention de nous faire part de ce qu'il a mangé. Il a mangé,
un point c'est tout! La phrase pourrait s'arrêter là. Donc, nous
n'accordons pas «mangé», et avec quoi diable l'accorderions-nous
? Mais voilà ensuite qu'il précise «la dinde». Il a, ce faisant,
introduit un complément d'objet direct. Il a mangé QUOI ? La dinde.
Nous en sommes bien contents pour lui, mais ce renseignement arrive
trop tard. Cette dinde, toute chargée de féminité qu'elle soit,
ne peut plus influencer notre verbe «avoir mangé», qui demeure
imperturbable. Notre gourmand eût-il dévoré tout un troupeau de
dindes qu'il en irait de même : «mangé» resterait stoïquement
le verbe «manger» conjugué au passé composé. Maintenant, si ce
quidam écrit «La dinde ? Je l'ai mangée» ou «La dinde que j'ai
mangée», alors là, il commence par nous présenter cette sacrée
dinde. Avant même d'apprendre ce qu'il a bien pu lui faire, à
la dinde, nous savons qu'il s'agit d'une dinde. Nous ne pouvons
plus nous dérober. Nous devons accorder,-hé oui. «Mangée» est
lié à la dinde (c'est-à-dire à «I'» ou à «que», qui sont les représentants
attitrés de la dinde) par-dessus le verbe, par un lien solide
qui fait que «mangée» n'est plus seulement un élément du verbe
«manger» conjugué au passé composé, mais également une espèce
d'attribut de la dinde. Comme si nous disions «La dinde EST mangée». |
Daniel
Pennac, Au bonheur des ogres, Folio
Théo
est effectivement à la maison. Et Clara. Et Thérèse. Et Jérémy.
Et le Petit. Et Louna. Et son ventre. Et Julius. Qui me tire la
langue. Les miens.
A
moi.
-
Ben!
Il
y a ce cri. Puis, plus rien d'autre. Cri de douleur poussé par
une des frangines en me voyant. Laquelle ? Louna a plaqué ses
deux mains contre sa bouche. Thérèse, assise derrière son bureau,
me regarde comme si j'étais un revenant. (J'en suis un.) Et Clara,
debout, laisse ses yeux se remplir de larmes. Puis sa main tâtonnant
derrière elle, trouve le Leica qu'elle porte à son eeil droit,
FLASH ! Voilà l'horreur endiguée, ma tronche assurée de ne pas
atteindre les proportions d'Elephant-man.
C'est
finalement Jérémy qui rétablit l'ordre naturel des choses en
demandant
-
Dis voir, Ben, est-ce que tu pourrais me dire pourquoi cette saloperie
de participe passé s'accorde avec ce connard de C.O.D. quand il
est placé avant cet enfoiré d'auxiliaire être ?
-
« Avoir », Jérémy, devant l'auxiliaire « avoir ».
-
Si tu préfères. Théo est pas foutu de m'expliquer.
-
Moi, la mécanique... fait Théo avec un geste évasif.
Et
j'explique, j'explique la bonne vieille règle en déposant un paternel
baiser sur chaque front. C'est que, voyez-vous, jadis, le participe
s'accordait avec le C.O.D., que celui-ci fût placé avant ou après
l'auxiliaire avoir. Mais les gens rataient si souvent l'accord
quant il était placé après, que le législateur grammatical mua
cette faute en règle. Voilà. C'est ainsi. Les langues évoluent
dans le sens de la paresse. Oui, oui, « déplorable».
|
Ferdinand BRUNOT , Lettre ouverte à M. le Ministre
de l'Instruction publique, 1905).
Demandez
à vos directeurs, à vos inspecteurs : le cri sera unanime l'orthographe
est le fléau de l'école. (...) Cet enseignement a d'autres défauts
que d'être encombrant (car les heures de dictée sont prises sur
le temps donné jusqu'alors au calcul, à l'histoire et à la géographie),Comme
tout y est illogique, contradictoire, que, à peu près seule, la
mémoire visuelle s'y exerce, il oblitère la faculté de raisonnement;
pour tout dire, il abêtit.
|
Jean-Paul
Sartre, Les mots, Folio
J'étais
le premier, l'incomparable dans mon île aérienne; je tombai au
dernier rang quand on me soumit aux règles communes.
Mon
grand-père avait décidé de m'inscrire au Lycée Montaigne. Un matin,
il m'emmena chez le proviseur et lui vanta mes mérites : je n'avais
que le défaut d'être trop avancé pour mon âge. Le proviseur donna
les mains à tout : on me fit entrer en huitième et je pus croire
que j'allais fréquenter les enfants de mon âge. Mais non : après
la première dictée, mon grand père fut convoqué en hâte par l'administration
; il revint enragé, tira de sa serviette un méchant papier couvert
de gribouillis, de taches et le jeta sur la table c'était la copie
que j'avais remise. On avait attiré son attention sur l'orthographe
- « le lapen çovache ême le ten », - et tenté de lui faire comprendre
que ma place était en dixième préparatoire. Devant « lapen çovache
» ma mère prit le fou rire ; mon grandpère l'arrêta d'un regard
terrible. Il commença par m'accuser de mauvaise volonté et par
me gronder pour la première fois de ma vie, puis il déclara qu'on
m'avait méconnu ; dès le lendemain, il me relirait du lycée et
se brouillait avec le proviseur.
Je
n'avais rien compris à cette affaire et mon échec ne m'avait pas
affecté : j'étais un enfant prodige qui ne savait pas l'orthographe,
voilà tout. Et puis, je retrouvai sans ennui ma solitude : j'aimais
mon mal. J'avais perdu, sans même y prendre garde, l'occasion
de devenir vrai : on chargea M. Liévin- un instituteur parisien,
de me donner des leçons particulières; il venait presque tous
les jours. Mon grand-père m'avait acheté un petit bureau personnel,
fait d'un banc et d'un pupitre de bois blanc. Je m'asseyais sur
le banc et M. Liévin se promenait en dictant. Il ressemblait à
Vincent Auriol et mon grand-père prétendait qu'il était frère
Trois-Points ; «quand je lui dis bonjour, nous disait-il avec
la répugnance apeurée d'un honnête homme en butte aux avances
d'un pédéraste, il trace avec son pouce le triangh maçonnique
sur la paume de ma main». Je le détestais parce qu'il oubliait
de me choyer : je crois qu'il me prenait non sans raison pour
un enfant retardé. Il disparut, je ne sais plus pourquoi : peut-être
s'était-il ouvert à quelqu'un de son opinion sur moi.
|
Richard,
Mémoire de maîtres, paroles d’élèves, Librio, 2001
La
dissertation est le moment pour l'élève de montrer ses capacités
: une grande suée de plusieurs heures où il faut tenir la montre,
pour finalement rendre un devoir propre, d'écriture agréable,
et avec le moins de fautes d’'orthographe possible. C'est ce dernier
point qui est l’objet de notre malentendu. Au lycée, il est loin,
le temps des dictées, et pourtant, ils sont nombreux, et encore
aujourd'hui, les lycéens qui font des fautes d'orthographe. La
nature humaine est ainsi faite : pour certains, l'orthographe
est un jeu d'enfant, alors que pour d'autres elle a du mal à passer.
Bien entendu, je faisais partie de ces derniers, à mon grand désespoir.
Vos
premiers cours de français, j y croyais : le patronat qui exploite
les petits, c'est pas bien et j'étais d'accord avec vous. J'allais
donc essayer de tout donner dès la première dissertation... et
à la remise des copies, ce fut un 4/20 dévastateur. Vous enleviez
un point ou deux par faute d'orthographe, et comme j'avais fait
l'effort d'écrire pas mal de lignes, mon véritable travail de
rédaction n'avait été noté que sur cinq ou quelque chose comme
ça.
Je
ne pouvais pas aligner des 4 et des 5 pendant deux ans : il fallait
que je m'organise ! J'étais en état de siège ; tels ces pauvres
Tchétchènes cernés par l'Armée roue, j'allais devoir vivre d'expédients.
Cela ne vous rappelle-t-il pas L'Archipel du goulag, monsieur
le professeur de français ? Mon instinct de survie scolaire m'a
donc amené à réduire drastiquement le nombre de fautes d'orthographe
dans mes rédactions. L'artifice consistait alors à écrire le moins
de mots possible, en agrandissant l'écriture pour couvrir un plus
grand nombre de pages.
Cela
ne suffisait pas, il fallait aussi que je réduise mon vocabulaire
à des mots simples où le risque de la faute d'orthographe était
grandement réduit. C'est ainsi que j’ai vu mon univers d écriture
rapetisser. Tel ce malheureux tigre dans sa cage, loin de sa
jungle, je faisais des allers-retours sur un vocabulaire simpliste,
mon écriture tournait en rond et ne me permettait plus de livrer
le fond de mes pensées. Au prix de ces grands sacrifices, j'avais
péniblement réussi à élever ma moyenne de deux ou trois misérables
points. Dire que j'avais choisi d'étudier la forêt pour avoir
de l'espace, j'étais bel et bien prisonnier dans un de vos cachots.
Je
découvre à l'instant, en écrivant ces lignes, la gravité de vos
actes. Puis-je vraiment vous haïr ? Votre comportement, en quelque
sorte monstrueux, ne me paraît pas correspondre à un esprit équilibré
: vous avez des circonstances atténuantes, monsieur le professeur
de français.
Je
vous plains ! Je vous plains ! Je vous plains ! monsieur
le professeur de français.
Et
puis le temps a passé, j'ai quitté le lycée avec mon brevet de
technicien en poche. Oh non, pas grâce à vous ! Mon devoir de
français m'avait rapporté un 7/20, et c'était mérité car il était
aussi insignifiant que ceux que vous m'aviez contraint à réaliser
pendant deux années.
Le
service militaire est venu (vous m'aviez habitué à l'humiliation),
et puis enfin un travail sain dans la recherche forestière, ainsi
qu'une petite mais belle famille heureuse et équilibrée.
Mes
rapports à l'écriture se sont grandement améliorés depuis notre
dernière entrevue. À vrai dire, je me demande même si la frustration
que vous m'avez inoculée il y a une vingtaine d'années n'a pas
contribué à développer ultérieurement en moi un besoin d'écrire,
dé communiquer par la plume, en essayant de faire passer mes sentiments
avec un vocabulaire sans retenue. Je ne me fais pas d'illusion,
mon français n'a rien d'académique ; si je fais moins de fautes
d'orthographe, c'est grâce au correcteur du logiciel de traitement
de texte et à ma chère épouse qui me relit.
Ce
n'est pas bien grave, puisque vous n'êtes plus de ce monde.
Je
réalise aujourd'hui que, sans vous pardonner, je ne puis plus
vous haïr. Par votre maladresse, vous m'avez conduit le long d'un
sentier littéraire tortueux, et grâce à vous je prends un réel
plaisir à écrire et à lire tout en pensant. Après ce procès injuste,
je ne peux à présent que vous réhabiliter dans mes sentiments.
Je
vous remercie ! Je vous remercie§ Je vous remercie !
monsieur le professeur de français.
|
Jean Pierre, Mémoire
de maîtres, paroles d’élèves, Librio,
2001
Vous m'avez
appris à tisser le temps sur mes doigts d’enfant qui sentaient
encore l'encre des porte-plume et la craie des ardoises. Votre
école était buissonnière parce elle ne cherchait
pas à éteindre ce feu qui pétillait dans
nos yeux et qui poussait nos rêves à courir le monde,
à battre la campagne, sur les pas de notre imagination,
au rythme de la ville qui nous étouffait... Les enfants
du quartier n'étaient pas riches. Certains portaient des
blouses, couleur de cour, couleur des murailles qui nous entouraient.
D'autres portaient des blouses bleues, couleur du ciel au-dessus
des marronniers qui frissonnaient dans les courants d'air. Ils
étaient tous imprégnés par des odeurs de
lessive, de mouchoir repassé, de cartable sec et de crayons
taillés ; par des effluves de brillantine et de savon de
Marseille. Nos billes en terre et les couvercles bombés
de nos capsules de Coco Bauer avaient la couleur et l'exotisme
des cris des filles qui résonnaient dans la cour mitoyenne.
Vous m'avez appris a aimer les dictées, autant que les
leçons de choses, et nous effeuillions les mots avec ce
même amour, cette même curiosité qui nous poussait
à disséquer le cœur des fleurs. Vos yeux brillaient
quand vous vous appliquiez à prononcer les consonnes finales,
et vous saviez très bien que cette petite tricherie qui
n'échappait qu'aux étourdis nous inciterait toute
notre vie à ne pas oublier d'écrire ces lettres
muettes, au seul souvenir de votre sourire en coin de lèvres.
Lorsque je suis venu vous voir chez vous quelques années
plus tard, du haut de mes quinze ans de collégien, j'avais
le corps ébouriffé de l'oiseau libre qui vient revoir
celui qui lui ouvrit la porte de sa cage. Vous étiez devenu
un vieil homme alors, si vite, malade peut-être de ne plus
avoir à prononcer les consonnes muettes pour des enfants
mutins. Vous aviez le maintien frileux de ces écoliers
transis par leur première rentrée des classes ;
vous sembliez perdu, vous qui nous aviez donné le sens,
vous qui aviez donné le souffle à nos pensées.
On m'a dit un jour que vous étiez mort.
Le temps a passé. J'ai mis longtemps, très longtemps,
trente ans peut-être à comprendre que nous avions
toujours eu le même âge... Et votre présence
m'est chère et proche.
Je la ressens, je la prononce parfois comme une consonne muette
en fin de mot, afin de ne jamais en oublier la trace. |
Sylvie
Testut, propos recueillis par Benoît Floc’h, Mon école, Le
Monde de l’éducation, février 2004
J'ai
beaucoup admiré mon professeur de CM2. M. Amouroux, un type formidable
aux idées saugrenues...
« Ainsi,
pour l'orthographe, il avait inventé un système très original.
Sur une fresque de papier cartonné, il y avait deux fusées de
tailles différentes qui tenaient avec des scratchs. Il y avait
la russe, qui ne décollait pas très bien, et l'américaine qui
décollait très très bien. Et, plus haut, les étoiles... Les deux
fusées montaient avec la moyenne de la classe. Mais chacun, avec
ses fautes, les faisait descendre. La fusée soviétique, c'était
pour les petites fautes, elle ne descendait que d'un demi-point
pour avoir une chance de rattraper l'autre. La fusée américaine,
elle, représentait les grosses fautes, et descendait d'un
point.
La classe n'avait pas gagné tant que, au bout du trimestre, les
deux fusées n'étaient paf arrivées en haut. Je me sentais très
impliquée. Et je me, souviens d'une fille que je détestais parce
qu'elle faisait toujours descendre la fusée ! Je lui disais
:
`Fais un effort! Tu sais bien que, là, il faut mettre une majuscule...
"
»En
CP, en CE1, je n'étais pas douée en orthographe. Grâce à M. Amouroux,
je suis devenue très bonne. Il faut dire qu'il ne jugeait pas
les gamins. Par exemple, il n'aurait pas déclaré: Dis donc, toi,
tu es très mauvaise. "Sa façon de faire, c'était davantage
de dire, avec ironie, « c'est drôlement bien »... mais la fusée
restait au soi. Or, on avait envie de la faire décoller, cette
fusée ! Et j'avais envie de lui faire plaisir, à M. Amouroux. »
|
Daniel Picouly,
Le champ de personne, chapitre 6, la dictée,
extraits, Flammarion
Ouvrez vos
cahiers et écrivez « dictée ».
Je
regarde les copains autour de moi. On dirait le départ
du cross de l'Humanité. On s'assouplit le poignet,
la nuque, on respire profondément, le dos bien plat, certains
ferment les yeux, desserrent leur ceinture de blouse. D'autres
s'agitent, s'arrachent la peau des doigts, se trémoussent
comme s'ils avaient des fourmis sous le derrière. Ça
n'a pas manqué, comme chaque fois, le petit Lucas se prend
soudain l'entrejambe et se lève. « Monsieur
! Monsieur ! - Allez, mais dépêche- toi ! »
Moi, j'ai le calme de celui qui va avoir zéro. Je flotte
dans les airs comme un albatros, plus confiant encore que Delac
qui ne fait jamais aucune faute, à aucun mot. Il attend,
serein, son porte- plume levé comme une lance de chevalier
de la Table ronde avant l'assaut. C'est l’Ivanhoé de l'imparfait
du subjonctif. En plus, il le parle couramment, même à
la récréation. « Il me serait agréable
que tu me rendisses mon goûter. » Il peut toujours
courir.
- Cette
dictée est extraite d'un livre de Marcel Grimaud,
Le Paradis des autres, qui est dans notre bibliothèque.
Le
maître désigne l'armoire vitrée au fond de
la classe. Tout le monde se retourne comme s'il s inquiétait
qu'elle ait disparu. (…)
M. Brulé
retire ses lunettes et va en silence au fond de la classe, près
de l'armoire vitrée de la bibliothèque. Il l’ouvre
et prend un livre, comme au hasard : le n° 175, Les Misérables
de Victor Hugo, tome I.
- Vous
vous souvenez de la dictée du mois dernier sur les chandeliers
?
Si
je m'en souviens ! Zéro ! 16 fautes 3/4. Une véritable
catastrophe !
- Le
passage où Mgr Magloire remet les chandeliers en argent
à celui qui est venu le voler, pour lui donner une chance
de rachat...
Le
maître parle comme au catéchisme, moins les psaumes,
les versets et les épîtres. (…)
Chaque fois
que le maître rend les copies, je vois bien qu'il ne comprend
pas comment je peux, avec une telle orthographe, écrire
les meilleures rédactions de la classe. Pas toujours, mais
souvent.
- Il y a tellement de fautes que parfois tes histoires disparaissent.
On les sent, mais on ne les voit plus.
Des histoires avec une odeur, c'est déjà pas mal.
Les fautes, je n'y peux rien. Pourtant, j'essaie de me guérir
de cette gentille maladie inconnue, mais dès la première
dictée je rechute. Un jour, ils m'ont même fait passer
une visite médicale à l'école. Après
des exercices avec des taches d'encre, des carrés de couleur,
des labyrinthes, je me retrouve tout nu devant un vieux docteur
barbu. Il m'examine les réflexes du genou et le fond de
la gorge. Certainement pour voir si je n'ai pas oublié
le «g » à «amygdale ». Il me tâte
de partout, dans le cou, sous les bras, à l'aine et aux
testicules en faisant « Ha! Ha ! » et en se grattant
la barbe. Il me donne l'impression d'avoir trouvé la solution.
J'y touche peut- être trop à mon couroucou. Je ne
vois pas bien le lien entre lui et mes zéros en dictée.
Mais, par précaution, j'ai arrêté pendant
quelque temps, pour voir la différence. Couroucou
ou pas couroucou, j'ai toujours plus de cinq fautes. C'est pas
si fort que ça, les docteurs.
- Maintenant, vous posez vos porte- plume. Avant la dictée,
je vais vous lire le texte en entier, en écrivant
au tableau les mots que vous ne connaissez pas. Mais d'abord,
je vais vous dire pourquoi j'ai choisi ce texte de Michel Grimaud.
Il parle de l'Algérie et vous êtes tous au courant
de cet incident au réfectoire, ce midi. Je n'ajouterai
pas de commentaire. Je vous lirai simplement le titre de la dictée
: Rencontre.
C'est la première fois que le maître nous explique
pourquoi il a choisi une dictée. D'habitude, une dictée
arrive dans la classe de nulle part. On ferme la porte, et soudain,
en plein hiver, la moisson aux champs et son vin clairet bu à
la régalade tombent de la bouche du maître. Ou bien
sa voix fait entendre le roulement impétueux des grêlons
de nacre, quand on transpire sous la blouse.
Parfois, la dictée montre ces grains de poussière
qui tourbillonnent dans la lumière «en des millions
de valses microscopiques ». Sans elle, on les aurait regardés
à l'infini, sans jamais savoir les dire. Dans une dictée,
on peut naître, vivre et mourir en vingt lignes, ou seulement
suivre la trace d'un escargot de Bourgogne sur une feuille de
laitue. Souvent le titre fait une promesse qu'on ne comprend qu'à
la fin. Aujourd'hui, ce sera une rencontre. Le maître commence
la lecture.
- Djamil ferme les yeux, il est de retour au douar natal.
Quelques brèves paroles en arabe, qu'échangent parfois
Ali et ses camarades, viennent renforcer l'illusion.
Le maître
écrit « douar » au tableau. Dommage, je savais.
C'est un peu comme un village de tentes.
Des
tentes, mais pas les mêmes que celles que le père
a récupérées au stock américain, pour
partir en vacances. Des tentes kaki, sans tapis de sol, ni fermeture
Éclair, ni tendeurs à piquets. Pour le mât,
il a fallu compléter avec une canne à pêche.
Au moins trois grandes tentes kaki à charger sur la galerie
de la Talbot. C'est un vrai paquebot, notre voiture ! Elle
pleut...
- Arrête
de rêvasser! Tu n'écoutes même plus le maître !
- C'est
vrai, m'am.
Mais
comment faire? Chaque dictée me fait penser à ce
numéro d'un illusionniste à la Piste aux toiles.
Il ouvre une minuscule boîte à bijoux que je crois,
rouge et en sort une plus grande, dont il tire une plus grande
encore. Et encore. A un moment, le magicien s'enferme dans la
boîte. Il y a un éclair et on ne retrouve que le
coffret du départ au milieu de la piste. Je ne sais pas
pourquoi, mais c'est ça, une dictée, pour moi.
Un voyage dans des boîtes mystérieuses de plus
en plus grandes, dont il ne reste en apparence qu'une poignée
de fautes soulignées à l'encre rouge.
- C’est
ce qui t'arrivera si tu continues à ne pas écouter?
Toi, un jour, tu raconteras quelque chose de tellement tarabiscoté
que tu ne pourras plus en ressortir.
- Mais,
m'am, je t'ai déjà dît que c'est toi qui racontes
les histoires comme ça.
- C'est
pas une raison! Écoute ton maître!
La
m'am a raison, il y a un beau silence dans la classe. C’est bête
de dire « un beau silence », mais celui- là
est vraiment beau. Le maître continue sa lecture.
- ...
Pourquoi fermes- tu les yeux ?... Pour me retrouver chez moi!...
Moi
aussi, je veux rentrer à la maison. A cette heure, la m'am
a terminé de prendre son café dans la cuisine en
trempant des petits- beurre dedans. Ses après- midi restent
des mystères. Peut- être que Syracuse, le marchand
de trousseaux, est là et que la m'am a fini par signer
son bon de commande...
- Je
t’interdis de raconter cette histoire! Si ton père entendait
ça. En plus tu viens de manquer un passage de la dictée
avec un mot sur lequel tu butes toujours. Lequel ? Il fallait
écouter.
Il
y a tant de mots sur lesquels je bute que je sens déjà
les petits graviers se glisser sous la peau de mes genoux et la
paume de mes mains. Ça finira par me faire des tatouages.
- C'est
loin, chez toi ? Oui, en Algérie... Et c'est beau!
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