Interview
Après avoir suivi des études de lettres,
Jean-Pierre Jaffré a enseigné en collège et dans ce que l’on appelait alors une
école normale. Il s’est ainsi intéressé à la linguistique, et plus spécialement
à l’orthographe et à son apprentissage. Il a ainsi collaboré à plusieurs recherches en didactique, à l’INRP.
En 1987, il est devenu chercheur au CNRS, dans le laboratoire HESO (Histoire et
structure des orthographes et des systèmes d’écriture) fondé par Nina Catach,
puis dans le laboratoire LEAPLE (Laboratoire d’études sur l’acquisition et la
pathologie du langage chez l’enfant) où il co-anime le groupe Litéracie avec Liliane Sprenger-Charolles.
Linguiste de l’écrit, il s’intéresse aujourd’hui au fonctionnement des
écritures et à leur acquisition. Dans ce cadre, il anime différents projets sur
la genèse linguistique, c’est-à-dire sur la manière dont les orthographes se
développent, dans les sociétés et chez les individus.
Selon vous, quelles sont les causes de l’illettrisme ?
Les causes de l’illettrisme sont multiples. Il peut être
pathologique, ce qui est le cas dans toutes les sociétés, mais pour une faible
part (approximativement entre 4 à 6 % de dyslexiques et de
dysorthographiques…). Viennent ensuite des causes plus complexes et en même
temps plus difficiles à évaluer (familiales, sociologiques, rejet du système
scolaire, etc.). Dans ce domaine, il faut en tout cas se méfier des
discours catastrophistes. J’ai bien du mal à croire en effet qu’il existe
aujourd’hui plus d’illettrés qu’hier. Il se trouve seulement qu’on les remarque
davantage parce que la demande générale d’instruction est désormais plus forte.
Autrefois, dans les villages, les enfants en difficulté scolaire devenaient paysans
ou exerçaient des métiers manuels pour lesquels le besoin de lire et d’écrire
était limité. On a donc l’illusion d’une augmentation de l’illettrisme, alors
qu’il est probablement moindre aujourd’hui. Le paradoxe, c’est que ce sont les
mêmes personnes, appartenant le plus souvent à l’élite sociale, qui se plaignent
des dégâts de l’illettrisme et qui refusent de simplifier l’orthographe.
Vous êtes donc favorable à une réforme de l’orthographe ?
Oui, la complexité de l’orthographe française est une cause
non négligeable de la dysorthographie. On passe trop de temps à enseigner
l’orthographe pour des résultats inégaux. L’orthographe du français est sans
doute, avec celle du japonais et pour des raisons différentes, l’une des plus
difficiles au monde. Elle comporte en effet beaucoup de problèmes d’accord,
d’homophones, de lettres qui ne sont pas prononcées. En fait, les causes
majeures de sa complexité sont avant tout grammaticales.
Pour quelles raisons l’orthographe du français est-elle aussi
complexe ?
La complexité de l’orthographe du français tient à son
histoire, dont l’origine remonte pour l’essentiel aux XVIe et XVIIe siècles.
Elle a été créée par une élite sociale et notamment des professionnels de
l’écrit tels les imprimeurs qui ont voulu en faire une orthographe « pour
l’œil », destinée à faciliter la lecture. Son usage a comporté de
nombreuses variations jusqu’au XIXe siècle, période au cours de laquelle son
caractère normatif s’est sérieusement renforcé. Et c’est de cette tradition dont
nous avons hérité. Or, parce que l’on travaille en classe avec des textes dont
l’orthographe est standardisée, on peut avoir l’impression qu’elle a toujours
été la même, ce qui est évidemment une illusion. Paradoxalement, c’est la
Révolution qui a contribué à fixer, puis à figer l’orthographe et donc à rendre
l’apprentissage du français si difficile. En effet, préoccupés d’unification
nationale, les révolutionnaires ont cherché à supprimer les langues régionales
et à imposer une même langue sur tout le territoire français. De ce fait, tous
les Français ont dû utiliser une norme orthographique même si celle-ci n’était
pas adaptée au plus grand nombre.
Les difficultés qui en découlent sont d’ailleurs apparues dès
la mise en place de l’enseignement primaire pour tous, au début de la IIIe République.
Les premiers rapports de l’instruction publique évoquaient déjà les problèmes
posés par l’enseignement d’une telle orthographe. Au point qu’en 1893, une
réforme fut même votée par l’Académie française, mais hélas abandonnée par la
suite. De tout ce débat, il nous est toutefois resté un Arrêté de tolérances orthographiques,
publié en 1901, à l’initiative de Raphaël Leygues, le ministre de l’éducation
de l’époque. Ces tolérances étaient destinées à faciliter la maitrise de ce qui
apparaissait alors comme les difficultés orthographiques les plus importantes.
Cet Arrêté est hélas resté
lettre morte, y compris pour les enseignants, qui auraient pourtant dû être les
premiers intéressés 1. Repris en 1976 par René Haby, il n’eut
guère plus de succès.
Mais pourquoi a-t-on alors l’impression que sous la
IIIe République et jusqu’aux années 60 environ, les enfants faisaient
moins de fautes d’orthographe ?
Jusqu’aux années 60, la dictée était la grande
préoccupation du certificat d’études. Les élèves étaient même surentrainés dans
ce domaine [Antoine Prost le rappelle dans un article récent du Monde de l’Éducation d’avril 2004 –
n° 324 : 74-75 – intitulé « Ce bon vieux certificat
d’études »]. Les barèmes scolaires étaient également beaucoup plus sévères
à l’époque qu’aujourd’hui. Mais pour tous ceux qui ne continuaient pas leurs
études au-delà, c’est-à-dire la grande majorité, la déperdition des compétences
orthographiques était énorme. On a pu le constater grâce aux tests
préparatoires au service militaire, chez les garçons au moins.
Un autre facteur rend plus visibles les difficultés liées à
l’orthographe, ce qui conforte d’ailleurs la montée de l’illettrisme : on
écrit plus qu’auparavant. Jusqu’à ces dernières années, en dehors du cadre
scolaire, les gens écrivaient très peu et étaient essentiellement des lecteurs.
Aujourd’hui, les outils informatiques, Internet en particulier, suscitent comme
jamais le besoin d’écrire.
Quelles conséquences ont ces nouveaux supports de l’écrit sur
l’orthographe ?
On constate l’émergence d’une situation de polygraphie,
c’est-à-dire la coexistence d’une variété de formes écrites selon qu’il s’agit
de SMS, de courriels, de forums de discussion, etc. Tous ces échanges
favorisent la communication écrite sur des bases spécifiques qui ne répondent
pas aux normes académiques. La comparaison de courriels produits par des
universitaires et de textes d’élèves de la fin du primaire fait à cet égard apparaitre
bien des similitudes, jusque dans les erreurs commises. 2 On peut déplorer un tel état de fait ou,
de façon plus pragmatique, constater que ces pratiques moins académiques de
l’écrit contribuent à légitimer plusieurs « normes » orthographiques,
ce qui devrait à terme permettre une plus grande tolérance dans ce domaine.
Que faudrait-il réformer dans l’orthographe française ?
On pourrait d’abord réintroduire l’idée de tolérance, comme on
le faisait jadis. 3 On en est malheureusement très loin,
comme le montre le maintien de l’accent aigu sur le second 'é' de
« événement » ou la présence du 's' final de « relais »… au
singulier ! Pour faire accepter ne serait-ce que les tolérances légitimes
de l’Arrêté de 1901 dont nous parlions plus haut, il
faudrait que la société, et aussi les enseignants, soient moins rigides, moins
convaincus de l’omnipotence d’une norme unique.
Ensuite, il faudrait veiller à ce que l’orthographe soit plus
cohérente, notamment quand les graphies ne correspondent à aucune phonie. Je ne
suis certes pas un défenseur du « tout phonétique ». Les lettres non
prononcées peuvent avoir un rôle utile, pour distinguer les homophones, pour
marquer des fonctions grammaticales. Mais elles ajoutent souvent des
difficultés inutiles. Pourquoi ne pas se contenter par exemple d’une seule
marque du pluriel, le 's' supplantant le 'x' ? Serait-il si aberrant
d’écrire « chevaus » au lieu de « chevaux » quand on sait
que ce 'x' résulte de la fusion d’un 'u' et… d’un 's' ? Les règles
d’accord du participe passé pourraient également être allégées, notamment avec
l’auxiliaire « avoir ». Et cela d’autant plus que ces marques sont
rarement isolées. On pourrait aller plus loin encore en faisant l’économie de
bien des redondances graphiques, celles des désinences verbales par exemple.
Pourquoi un 's' à 'avais', dans « j’avais », alors que le pronom
« je », déjà présent, remplit la même fonction ? De tels propos
peuvent sans doute paraitre hérétiques à bien des adultes mais ils ne le sont
certainement pas pour une histoire de l’orthographe bien comprise. Par
ailleurs, ce qui n’est pas négligeable non plus, de tels aménagements
simplifieraient la tâche des élèves, et celle des enseignants, sans nuire le
moins du monde à la communication écrite.
En attendant une réforme de l’orthographe, comment
l’enseigner ? Les anciennes méthodes, dont la célèbre méthode Bled,
sont-elles utiles ?
Je ne peux que redire ce qui l’a déjà été depuis des années.
En dépit d’un succès commercial indiscutable, la méthode du Bled, que l’on
retrouve d’ailleurs dans la plupart des manuels, n’a qu’une efficacité limitée.
Son succès va de pair avec celui d’une école dans laquelle l’enseignement de
l’orthographe occupait une place importante, ce qui n’est plus vraiment le cas.
L’application systématique de règles, hors toute découverte, et la présence de
nombreux contre-exemples ne correspondent que de très loin aux besoins de
l’apprentissage tels qu’on les connait désormais. Il faudrait aussi renoncer à
faire coexister des homophones (« a » vs. « à »,
« ou » vs. « où », etc.), ce qui privilégie l’identité
phonique au détriment de la différence orthographique. Il vaut mieux souligner
les relations sémantiques et grammaticales capables de révéler la véritable
identité orthographique d’un mot. Ainsi, « a » doit être traité avec
« avait », « aura », et plus généralement avec les formes
verbales. Au contraire, « à » doit être inséré dans des groupes
propositionnels (« à faire », « à venir »), et plus généralement
associé à d’autres prépositions. Mais ce type de méthode a surtout le défaut de
séparer l’orthographe du reste des activités de production écrite, ce qui donne
des élèves obtenant de bons résultats lors des exercices d’orthographe mais
oubliant leur orthographe ailleurs.
La dictée est-elle également à proscrire ?
La dictée est un bon outil d’évaluation mais elle ne permet
pas vraiment d’apprendre l’orthographe. De plus, elle n’évalue qu’une
compétence très particulière. Au cours d’une dictée, un élève doit en effet
transformer un matériau phonique en un matériau graphique, c’est-à-dire faire
correspondre des sons et des lettres. Il s’agit d’un exercice très spécifique
qui n’aide pas un scripteur à maitriser l’orthographe quand il est en situation
de production. Dans ce cas, il s’agit en effet de mettre des idées – et non des
sons – en lettres. Il ne faut pas oublier que la raison d’être de
l’orthographe, ce n’est pas l’orthographe elle-même mais la production – ou la
lecture – de textes. C’est ce qui me fait dire que, loin des exercices du Bled
et de la dictée, ce qui fait la compétence orthographique d’un individu, c’est
sa capacité à gérer des problèmes en situation de production écrite. Or cela
s’apprend, en écrivant et en décomposant les différents temps de cet acte
complexe : les mises en forme d’un texte, son orthographe proprement dite,
sa réécriture, etc. Comme on dit : « Écrire c’est
réécrire ». La maitrise d’une orthographe utile passe par l’organisation
pédagogique de ces différents temps de l’écriture. Mais pour des raisons qui
tiennent à la structure de notre cerveau et de ses mémoires, leur coexistence
peut être plus ou moins difficile. Moins une compétence est automatisée et plus
elle nécessite d’attention et de place dans notre mémoire de travail. C’est
d’ailleurs pourquoi bien des erreurs d’orthographe ne sont pas dues à une
absence de connaissance mais à une situation qui empêche l’accès à cette
connaissance. Autrement dit, plus un individu est en situation d’apprentissage
et moins il peut gérer de front toutes les compétences nécessaires à la
production d’un texte.
Mais si l’on renonce aux exercices et que la dictée n’améliore
pas l’orthographe, comment l’enseigner ?
Il faut faire écrire les élèves, leur faire produire leurs
propres textes. Ensuite on doit mettre en place une pédagogie de la réécriture.
Toute production écrite doit suivre trois phases : élaboration d’un texte,
analyse de ses composantes et enfin réécriture.
La phase intermédiaire est capitale, elle doit amener l’élève
à s’auto-évaluer. Pour y parvenir, plusieurs méthodes peuvent être
employées : on peut par exemple donner aux élèves le même texte et les
inviter à discuter ensemble de cette production selon différents points de vue.
On peut aussi travailler sur un corpus de textes avec une même consigne. La
norme orthographique est alors débattue collectivement. Plus les élèves sont
associés à ce travail d’évaluation, mieux ils assimilent le processus. Dans un
second temps, ce travail sert de référence. Le groupe doit alors s’interroger
sur la meilleure façon de transformer ce savoir, issu d’un texte, en procédures
utilisables ailleurs. L’objectif est d’arriver à faire d’une situation
particulière le moteur d’une situation générale. Et surtout, le résultat de ce
travail doit prendre des formes concrètes et visibles, sous la forme
d’affichettes disposées dans la classe ou de carnets individuels. Et si la
difficulté n’est pas résolue, on y revient deux semaines après sous la forme
d’un groupe de discussion. C’est tout ce savoir-faire qui me semble capable de
développer au mieux les compétences orthographiques.
Faut-il parler de « faute d’orthographe » ?
Le terme est un peu fort car il a une connotation morale
quelque peu inadaptée. Celui d’« erreur » est sans doute préférable.
Mais au-delà des mots, ce qui importe c’est la façon dont les élèves se situent
eux-mêmes dans le domaine orthographique. Et de ce point de vue beaucoup
d’entre eux – trop – ont des représentations très négatives. Mais s’ils se
disent « mauvais » en orthographe, c’est sans doute parce qu’on la
leur montre trop souvent par le prisme de leurs déficits. Il faudrait arriver à
une évaluation positive de l’orthographe. La preuve a bien souvent été faite au
cours de ces dernières années que l’évaluation privilégiait en général les
10 % erronés d’un texte au lieu des 90 % normés. Malgré cela, la
pédagogie continue à compter les erreurs, avec certes moins de sévérité que par
le passé. Elle a sans doute ses raisons. Il me semble en tout cas que les
moyens ne manquent pas pour promouvoir des situations qui privilégient la
dimension technique de l’orthographe plutôt que son aspect normatif et
culturel.
Enlever des points pour l’orthographe est-il efficace ?
Une sanction n’est efficace que si elle est comprise et
acceptée par les protagonistes. Sans doute que certains élèves sont dans ce
cas, parce qu’ils ont donné à leur vie scolaire un sens compatible avec cette
règle du jeu. Je crains malheureusement que bien des élèves ne soient pas dans
ce cas, notamment ceux qui sont en difficulté. On en arrive alors à cette
situation quelque peu paradoxale où ceux à qui l’on enlève le plus de point
sont finalement ceux qui s’en moquent le plus. Une telle option participe
d’ailleurs d’une autonomisation excessive de l’orthographe. En fait, le
meilleur moyen de justifier l’orthographe, sa « sanction » la plus
efficace, c’est d’en motiver la norme dans des activités, des situations, où
elle prend un sens social. C’est comme dans la vie : commettre une erreur
d’orthographe peut être préjudiciable, humiliant même, mais cela peut également
n’avoir qu’une importance toute relative. Il y a bien longtemps que la position
sociale des individus n’est plus tributaire de la seule réussite en
orthographe. Compter les « fautes », retirer des points, tout cela
peut certes avoir une influence, notamment chez les plus jeunes. Mais à quoi
cela peut-il bien servir si, au bout du compte, les jeunes usagers ne se
convainquent pas de l’importance sociale de l’orthographe ? À mon avis,
c’est dans ce sens que l’école devrait œuvrer.
Faut-il utiliser un métalangage ? Passer par une analyse
plus linguistique ?
Pour apprendre l’écrit, les enfants ont besoin d’analyser leur
langue, de prendre du recul et donc de disposer d’un métalangage
(« mot », « phrase », « verbe », etc.). Mais
celui-ci ne permet pas pour autant de trouver une solution orthographique. Il
ne peut le faire qu’une fois mises en place des procédures adaptées. Prenons le
cas d’un enfant qui explique qu’il a écrit « mangeait » – dans
« Je vais mangeait une
pomme » – « parce que c’est un imparfait ». On peut toujours lui
répondre que ce n’est pas un imparfait mais un infinitif… On voit bien que la maitrise
d’une telle forme verbale dépend de procédures que, dans le cas présent, le
seul terme « imparfait » n’induit pas. En fait, la maitrise de
l’orthographe grammaticale du français n’est possible que si les élèves
apprennent à se servir d’opérations « métalinguistiques ». Dans le
cas de « mangeait », le fait de recourir à un verbe tel que
« prendre » (« Je vais prendre une pomme ») est bien plus efficace. Plus qu’une affaire de
métalangage, la maitrise de l’orthographe grammaticale dépend de la capacité à
associer des formes linguistiques compatibles. Une fois acquise cette
compétence procédurale, le métalangage peut la servir utilement, en
l’explicitant. Il permet alors à un élève de ne pas se laisser leurrer par
l’apparence d’une forme graphique : « Ce n’est pas parce qu’une forme
verbale se termine par '-ait' qu’il s’agit d’un imparfait mais parce que je peux
la remplacer par...» Le « parce que » est ici décisif. Des opérations
de ce type peuvent apparaitre comme de « vieux trucs
mnémoniques » ; en fait, comme la neurolinguistique commence à le
montrer, il s’agit de procédures très générales.
Que révèlent les erreurs ?
Les erreurs sont les indices d’un défaut de maitrise de la
convention orthographique. Pour autant, elles ne se ressemblent pas
nécessairement. D’une façon quelque peu schématique, on peut dire qu’il existe
quatre types d’erreur. Le premier, très basique, informe sur un déficit
phonographique. L’orthographe du français utilise des lettres qu’elle agence
dans un certain ordre, conformément à des correspondances de base entre des
sons (ou phonèmes) et des lettres (ou graphèmes). C’est l’apprentissage de cette
dimension qui occupe l’essentiel des premiers apprentissages. C’est ainsi qu’on
apprend à orthographier un mot comme « enfant » où le phonème [a]
s’écrit tour à tour « en » et « an ». De ce point de vue,
chaque mot constitue une sorte d’entité dont il faut tout à la fois comprendre
la mécanique phonographique et l’avoir vu plusieurs fois. Cet aspect de
l’orthographe est indissociable d’une « visuographie », c’est-à-dire
une observation visuelle de la norme.
Sur cette base, viennent se greffer des éléments graphiques
qui sont à l’origine d’autres types d’erreur. Le deuxième de ma typologie porte
sur les homophones lexicaux. C’est par exemple le cas de « pin » et
« pain » qui se prononcent de la même façon mais s’écrivent
différemment. Outre les compétences précédentes, il faut cette fois apprendre à
associer des formes orthographiques et des concepts : « le pin qu’on brûle » vs. « le pain qu’on mange ». Dans ce
domaine, la maitrise des spécificités orthographiques va de pair avec la
découverte des choses du monde. Le troisième type d’erreur concerne les
homophones grammaticaux. Apparemment, les mécanismes sont les mêmes que pour le
deuxième mais, en fait, il n’en est rien. Ce n’est en effet pas la connaissance
du monde environnant qui nous permet de différencier « jouer » de
« joué » mais une connaissance de la structure grammaticale de notre
langue, ce qui est autrement plus complexe. Le quatrième type, enfin, fait
référence à ce que l’on nomme en général les accords, en genre et en nombre. Il
s’agit cette fois de prendre la mesure des solidarités orthographiques qui
existent entre les mots. C’est ce qui se passe quand une phrase telle que
« La commande devra être saisie sur ordinateur » devient « Les commandes devront être saisies sur ordinateur ».
Les erreurs ne sont donc pas seulement l’indice d’un défaut de
connaissance ; elles nous informent également – et même surtout, quand on
est pédagogue – sur la capacité qu’ont les élèves à utiliser ou non des
mécanismes cognitifs dont dépend la maitrise de l’orthographe du français.
Peut-on apprendre l’orthographe à tout âge ?
L’apprentissage de l’orthographe dépend très certainement de
la capacité d’adaptation de notre cerveau, de sa plasticité. Or plus on est
jeune et plus ces conditions sont remplies. Donc, par définition, on apprend
d’autant mieux l’orthographe qu’on est jeune. Mais cela vaut dans bien d’autres
domaines. Il ne faut pas en conclure pour autant que des sujets plus âgés ne
peuvent plus apprendre. Rien n’est jamais perdu. D’autant plus que, dans notre
société où la scolarisation est obligatoire, les sujets en difficulté ne sont
pas analphabètes. Or l’expérience montre que des compétences mal acquises, mal
stabilisées, peuvent être en partie réactivées. C’est ce que l’on observe
notamment dans les structures de lutte contre l’illettrisme. Ce qui importe
alors, et qui stimule la renaissance de savoirs « endormis », c’est
la motivation. Lorsque l’on a plus de 18 ans, on n’apprend l’orthographe que si
l’on a une raison précise de le faire. C’est un des effets positifs de cette
expérience sociale dont l’école devrait s’inspirer plus souvent. Les formateurs
d’adultes savent certes utiliser des démarches pédagogiques mieux adaptées au
profil des élèves qu’ils ont en charge mais il arrive que des méthodes très
classiques fassent aussi l’affaire. Plus que la manière, ce qui importe alors
c’est en effet l’envie d’apprendre. Et c’est tout spécialement vrai en matière
d’orthographe.
Peut-on dire qu’un enfant qui lit beaucoup assimile
automatiquement l’orthographe ?
Certainement pas. D’abord parce qu’en matière d’orthographe
les automatismes sont toujours le résultat d’une construction mentale, d’un
travail cognitif. Ensuite parce que les objectifs de la lecture et de
l’orthographe ne sont pas les mêmes. On lit pour comprendre et on se sert pour
cela de techniques – dont celle du décodage. La production orthographique et la
technique d’encodage qui la fonde sont toutefois plus exigeantes. Pour
orthographier un mot, il faut être capable de mettre dans l’ordre toutes les
lettres. Pour lire en revanche, on peut se contenter d’analyses plus
partielles. Tous les mots sont lus mais leur structure orthographique permet
très souvent de savoir de quoi il s’agit avant même d’arriver à la fin du mot.
Ce qui revient à dire qu’on peut très bien comprendre le sens d’un texte sans
en décoder tous les éléments, spécialement ceux qui se trouvent à la fin des
mots. À quoi servirait d’analyser finement la fin de mots tels que
« savais » ou « savait », ou « savaient »,
puisque les pronoms antécédents apportent à celui qui lit une information
suffisante ? Or c’est précisément cette part secondaire de la lecture qui
fait problème en orthographe.
On peut donc être un bon lecteur mais un scripteur médiocre.
L’inverse n’est évidemment pas vrai. En revanche, la compétence orthographique
est inenvisageable sans un travail d’observation visuelle des mots qui vient en
quelque sorte compléter, valider les habiletés phonographiques de base. Du
point de vue orthographique, ce qui importe ce n’est donc pas tant la lecture
des mots que leur vision et leur traitement exhaustif. C’est ce qu’avait très
bien compris le fameux pédagogue qu’était Célestin Freinet en faisant imprimer
des textes aux enfants.
Ce déséquilibre entre la lecture et l’orthographe fait
d’ailleurs écho à celui que l’on trouve entre les lecteurs et les scripteurs.
Dans une communauté dotée d’une surnorme orthographique comme la nôtre, tout
semble fait pour le confort de celui qui lit, au détriment de celui qui écrit.
Pour ce dernier, bien des lettres, bien des accords sont en effet un luxe
inutile qu’il doit néanmoins assumer pour son destinataire.
Que pensez-vous des méthodes de CP qui commencent par
l’écriture au lieu de la lecture ?
Pour toutes les raisons qui viennent d’être évoquées, on peut
comprendre l’intérêt de la démarche qui privilégie l’écriture et l’exigence
qu’implique son analyse. Au début des années 70, a d’ailleurs paru un
fameux article de la spécialiste américaine Carol Chomsky qui faisait de cette
option un véritable slogan : « Write first, read later » (Écrire
d’abord, lire ensuite) 4. Pour ma part, je pense qu’il s’agit en
partie d’un faux débat. Je ne vois aucune raison particulière de séparer les
deux activités tant elles s’épaulent l’une l’autre, chacune contribuant pour
une part nécessaire à la construction de compétences plus complexes. La lecture
bénéficie des habiletés analytiques fondamentales de l’écriture, qui en retour
tire profit d’une source visuelle absolument indispensable pour contrôler la
pertinence orthographique.
Et qu’en est-il de la fameuse « méthode
globale » ?
Le débat sur les méfaits de la méthode globale est un serpent
de mer qui ressort régulièrement, pour expliquer les problèmes de
l’orthographe. En fait, il s’agit là d’une véritable illusion. Si cette méthode
a été utilisée, ce fut très rarement et dans des conditions qui mériteraient
des enquêtes précises. En fait, la quasi totalité des enseignants français
utilisent depuis des décennies une méthode dite mixte, qui fait coexister des mots ou des phrases, et des processus de
décomposition (syllabes écrites et graphèmes). La seule différence porte à mon
avis sur la part des composantes respectives et il serait sans doute, de ce
point de vue, plus exact de parler de « méthodes mixtes », au
pluriel.
Que faire pour remédier aux difficultés dues à un
apprentissage du français langue seconde ?
Je ne suis pas vraiment spécialiste de ce domaine mais on peut
imaginer que si difficultés il y a, elles sont par définition multiples. L’une
d’entre elles me semble bien identifiée et elle découle du degré de similitude
entre langues et orthographes. Il suffit de comparer deux enfants francophones,
l’un apprenant l’anglais et l’autre, le chinois. D’un point de vue strictement
orthographique, les mécanismes alphabétiques de l’anglais et du français
présentent bien des ressemblances. On peut même considérer que l’orthographe
grammaticale de l’anglais est plus accessible que celle du français.
L’orthographe du chinois présente en revanche un fonctionnement qui diffère
totalement de celui des orthographes alphabétiques, avec une part
phonographique nettement moins apparente qu’en français. Seul petit avantage,
les Chinois ont une langue dans laquelle les accords en genre et en nombre
n’existent pas. Chaque orthographe présente donc des zones de difficulté qui
lui sont propres mais elle appartient, en même temps, à des
« familles » orthographiques qui peuvent faciliter, ou compliquer,
les éventuels transferts de l’une à l’autre. Bien entendu, l’apprentissage
d’une langue met en jeu des compétences plus complexes encore dont les
orthographes sont tributaires.
Que pensez-vous que la recherche puisse apporter à l’enseignement
de l’orthographe ?
La recherche devrait apporter beaucoup, évidemment. Mais il
faut bien reconnaitre que ce n’est vraiment pas le cas. Après des années
d’enseignement en école normale et en collège, après de fréquents contacts avec
les milieux de l’enseignement, par le biais de recherches de terrain ou de
conférences, le bilan me semble finalement assez décevant. J’entends encore ces
temps-ci, à propos de la formation dans les IUFM, opposer théorie et pratique,
comme c’était déjà le cas dans les années 70. Pourtant, quand on voit le
nombre de recherches menées, notamment en didactique, la
somme de résultats qui dorment dans les cartons des divers organismes de
recherche, et les problèmes que l’enseignement continue de rencontrer, comment
ne pas avoir le sentiment d’un immense gâchis ? Alors, à qui la
faute ? Aux chercheurs sans doute, qui n’ont pas su convaincre de la
validité de leurs travaux. Aux enseignants aussi, trop souvent allergiques à
une réflexion théorique dont je n’ai jamais bien compris qu’on puisse faire
l’économie.
En tout cas, dans le domaine de l’orthographe, et malgré les
tendances institutionnelles qui semblent prévaloir depuis quelque temps, les
solutions contemporaines me semblent indissociables de démarches sensibles à la
découverte et à l’action. L’orthographe s’apprend par et dans l’écriture, avec
des ajustements progressifs entre les besoins de la production et les
compétences propres aux individus. L’apprentissage de l’orthographe me semble
en outre indissociable de savoirs procéduraux qui doivent être entrainés. En
orthographe, plus que de grands discours – ah ! la transmission des
savoirs –, on a besoin de supports concrets qui fonctionnent tout à la fois
comme des objectifs d’enseignement (on apprend en construisant des traces
utiles) et des outils fonctionnels (on utilise ces traces comme des
références). L’apport d’ateliers d’écriture me semble à cet égard mieux
convenir à la complexité de l’orthographe du français que toutes les leçons du
monde.
Bibliographie sélective
- Jaffré J.-P. (1992), Didactiques
de l’orthographe, Hachette Éducation/INRP,
coll. « Pédagogies pour demain. Didactiques », 175 p. (2e
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- Jaffré J.-P. (1994), « L’acquisition de
l’orthographe : une affaire de principes », dans A. Angoujard (coord.),
Savoir orthographier à l’école primaire, Hachette Éducation/INRP, coll. « Pédagogies pour demain.
Didactiques », 100-117.
- Jaffré J.-P. (1995), « Écritures & lecture »,
dans J.-P. Lepri, dir. (1995), Actes du
stage : Apprendre à lire pour apprendre, Voies Livres, 53-69.
- Jaffré J.-P. (1995), « Les ateliers d’écriture ou
Écrire pour apprendre l’écrit », dans C. Tisset (dir.), Écrire, réécrire, Actes du colloque de l’IUFM de Versailles, oct. 1995, 1-6.
- Jaffré J.-P. (1996), « Écritures & lecture »,
dans Regards sur la lecture et
ses apprentissages, publication de l’Observatoire national de la lecture,
ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la
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- Jaffré J.-P. (1997), « Gestion et acquisition de
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- Jaffré J.-P. (1998), « L’écriture du français :
une exception ? », dans J. David et D. Ducard (éds.), Des Conflits en orthographe, Le Français aujourd’hui, 122, 45-53.
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Interview réalisée pour le site BienLire par Laurence Jung, professeur
Mai 2004
1 L’absence d’accents circonflexes pour certains mots dans cette interview est, de la part de Jean-Pierre Jaffré qui a relu ce texte, une application volontaire de ces tolérances qui ne sont pas appliquées.
2 Jaffré J.-P. (2003), « L’écriture et les nouvelles technologies. Ce que les unes nous apprennent de l’autre », dans Réseaux humains/Réseaux technologiques, S’écrire avec les outils d’aujourd’hui, MSHS/CRDP de Poitou-Charentes, 4, 81-86 [Office audiovisuel de l’université de Poitiers, http://imedias.univ-poitiers.fr/rhrt/index.htm].
3 Sur cette question, on peut se reporter à Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante, Seuil, coll. « Des travaux », 1989.
4 Chomsky, C. (1971), « Write first, read later », Childhood Education, 47, 296-299.